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Fiodor Dostoïevski Les Frères Karamazov roman BeQ 2 Fiodor Dostoïevski Les Frères Karamazov Traduit du russe par Henri Mongault Tome deuxième La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 493 : version 1.0 3 Du même auteur, à la Bibliothèque : Le joueur Souvenirs de la maison des morts Carnets d’un inconnu Un printemps à Pétersbourg L’éternel mari Les Possédés (2 tomes) 4 Les Frères Karamazov II Édition de référence : Paris, Gallimard, Folio classique, no 2655. 5 Troisième partie 6 Livre VII Aliocha 7 I L’odeur délétère Le corps du Père Zosime fut préparé pour l’inhumation d’après le rite établi. On ne lave pas les moines et les ascètes décédés, le fait est notoire. « Lorsqu’un moine est rappelé au Seigneur, lit-on dans le Grand Rituel, le frère préposé à cet effet frotte son corps à l’eau tiède, traçant au préalable, avec l’éponge, une croix sur le front du mort, sur la poitrine, les mains, les pieds et les genoux, rien de plus. » Ce fut le Père Païsius qui procéda à cette opération. Ensuite, il revêtit le défunt de l’habit monastique et l’enveloppa dans une chape, en la fendant un peu, comme il est prescrit, pour rappeler la forme de la croix. On lui posa sur la tête un capuce terminé par une croix à huit branches, le visage étant recouvert d’un voile noir, et dans les mains une icône du Sauveur. Le cadavre ainsi habillé fut mis vers le matin dans un cercueil préparé depuis longtemps. On décida de le laisser pour la journée dans la grande chambre qui servait de salon. Comme le défunt avait le 8 rang de iéroskhimonakh1, il convenait de lire à son intention, non le Psautier mais l’Évangile. Après l’office des morts, le Père Joseph commença la lecture ; quant au Père Païsius, qui voulait le remplacer ensuite pour le reste de la journée et pour la nuit, il était en ce moment fort occupé et soucieux, ainsi que le supérieur de l’ermitage. On constatait, en effet, parmi la communauté et les laïcs survenus en foule, une agitation inouïe, inconvenante même, une attente fiévreuse. Les deux religieux faisaient tout leur possible pour calmer les esprits surexcités. Quand il fit suffisamment clair, on vit arriver des fidèles amenant avec eux leurs malades, surtout les enfants, comme s’ils n’attendaient que ce moment, espérant une guérison immédiate, qui ne pouvait tarder de s’opérer, d’après leur croyance. Ce fut alors seulement qu’on constata à quel point tous avaient l’habitude de considérer le défunt starets, de son vivant, comme un véritable saint. Et les nouveaux venus étaient loin d’appartenir tous au bas peuple. Cette anxieuse attente des croyants, qui se manifestait ouvertement, avec une impatience presque impérieuse, paraissait scandaleuse au Père Païsius et dépassait ses prévisions. Rencontrant des religieux tout émus, il leur parla ainsi : 1 Du grec τεοσχηµοναχος, prêtre régulier portant le grand habit (τσ µέγα σχηµα), signe distinctif du religieux profès du second degré. 9 « Cette attente frivole et immédiate de grandes choses n’est possible que parmi les laïcs et ne sied pas à nous autres. » Mais on ne l’écoutait guère, et le Père Païsius s’en apercevait avec inquiétude, bien que lui-même (pour ne rien celer), tout en réprouvant des espoirs trop prompts qu’il trouvait frivoles et vains, les partageât secrètement dans le fond de son cœur, presque au même degré, ce dont il se rendait compte. Pourtant, certaines rencontres lui déplaisaient fort et excitaient des doutes en lui, par une sorte de pressentiment. C’est ainsi que, dans la foule qui encombrait la cellule, il remarqua avec répugnance (et se le reprocha aussitôt) la présence de Rakitine et du religieux d’Obdorsk, qui s’attardait au monastère. Tous deux parurent tout à coup suspects au Père Païsius, bien qu’ils ne fussent pas les seuls à cet égard. Au milieu de l’agitation générale, le moine d’Obdorsk se démenait plus que tous ; on le voyait partout en train de questionner, l’oreille aux aguets, chuchotant d’un air mystérieux. Il paraissait impatient et comme irrité de ce que le miracle si longtemps attendu ne se produisait point. Quant à Rakitine, il se trouvait de si bonne heure à l’ermitage, comme on l’apprit plus tard, d’après les instructions de Mme Khokhlakov. Dès que cette femme, bonne mais dépourvue de caractère, qui n’avait pas accès à l’ascétère, eut appris la nouvelle en s’éveillant, elle fut 10 saisie d’une telle curiosité qu’elle envoya aussitôt Rakitine, avec mission de la tenir au courant par écrit, toutes les demi-heures environ, de tout ce qui arriverait. Elle tenait Rakitine pour un jeune homme d’une piété exemplaire, tant il était insinuant et savait se faire valoir aux yeux de chacun, pourvu qu’il y trouvât le moindre intérêt. Comme la journée s’annonçait belle, de nombreux fidèles se pressaient autour des tombes, dont la plupart avoisinaient l’église, tandis que d’autres étaient disséminées çà et là. Le Père Païsius, qui faisait le tour de l’ascétère, songea soudain à Aliocha, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Il l’aperçut au même instant, dans le coin le plus reculé, près de l’enceinte, assis sur la pierre tombale d’un religieux, mort depuis bien des années et que son ascétisme avait rendu célèbre. Il tournait le dos à l’ermitage, faisant face à l’enceinte, et le monument le dissimulait presque. En s’approchant, le Père Païsius vit qu’il avait caché son visage dans ses mains et pleurait amèrement, le corps secoué par les sanglots. Il le considéra un instant. « Assez pleuré, cher fils, assez, mon ami, dit-il enfin avec sympathie. Pourquoi pleures-tu ? Réjouis-toi, au contraire. Ignores-tu donc que ce jour est un jour sublime pour lui ? Pense seulement au lieu où il se trouve maintenant, à cette minute ! » Aliocha regarda le moine, découvrit son visage gonflé de larmes comme celui d’un petit enfant, mais se 11 détourna aussitôt et le recouvrit de ses mains. « Peut-être as-tu raison de pleurer, proféra le Père Païsius d’un air pensif. C’est le Christ qui t’a envoyé ces larmes. « Tes larmes d’attendrissement ne sont qu’un repos de l’âme et serviront à te distraire le cœur », ajouta-t-il à part soi, en songeant avec affection à Aliocha. Il se hâta de s’éloigner, sentant que lui aussi allait pleurer en le regardant. Cependant le temps s’écoulait, les services funèbres se succédaient. Le Père Païsius remplaça le Père Joseph auprès du cercueil et poursuivit la lecture de l’Évangile. Mais avant trois heures de l’après-midi il arriva ce dont j’ai parlé à la fin du livre précédent, un événement si inattendu, si contraire à l’espérance générale que, je le répète, notre ville et ses environs s’en souviennent encore à l’heure actuelle. J’ajouterai qu’il me répugne presque de parler de cet événement scandaleux, au fond des plus banaux et des plus naturels, et je l’aurais certainement passé sous silence, s’il n’avait pas influé d’une façon décisive sur l’âme et le cœur du principal quoique futur héros de mon récit, Aliocha, provoquant en lui une sorte de révolution qui agita sa raison, mais l’affermit définitivement pour un but déterminé. Lorsque, avant le jour, le corps du starets fut mis en bière et transporté dans la première chambre, quelqu’un demanda s’il fallait ouvrir les fenêtres. Mais cette 12 question, posée incidemment, demeura sans réponse et presque inaperçue, sauf de quelques-uns. L’idée qu’un tel mort pût se corrompre et sentir mauvais leur parut absurde et fâcheuse (sinon comique), à cause du peu de foi et de la frivolité qu’elle révélait, car on attendait précisément le contraire. Un peu après midi commença une chose remarquée d’abord en silence par ceux qui allaient et venaient, chacun craignant visiblement de faire part à d’autres de sa pensée ; vers trois heures, cela fut constaté avec une telle évidence que la nouvelle se répandit parmi tous les visiteurs de l’ermitage, gagna le monastère où elle plongea tout le monde dans l’étonnement, et bientôt après atteignit la ville, agita les croyants et les incrédules. Ceux-ci se réjouirent ; quant aux croyants, il s’en trouva parmi eux pour se réjouir encore davantage, car « la chute du juste et sa honte font plaisir », comme disait le défunt dans une de ses leçons. Le fait est que le cercueil se mit à exhaler une odeur délétère, qui alla en augmentant. On chercherait en vain dans les annales de notre monastère un scandale pareil à celui qui se déroula parmi les religieux eux- mêmes, aussitôt après la constatation du fait, et qui eût été impossible en d’autres circonstances. Bien des années plus tard, certains d’entre eux se remémorant les incidents de cette journée, se demandaient avec effroi comment le scandale avait pu atteindre de telles proportions. Car, déjà auparavant, des religieux 13 irréprochables, d’une sainteté reconnue, étaient décédés, et leurs cercueils avaient répandu une odeur délétère qui se manifestait naturellement, comme chez tous les morts, mais sans causer de scandale, ni même aucune émotion. Sans doute, d’après la tradition, les restes d’autres religieux, décédés depuis longtemps, avaient échappé à la corruption, ce dont la communauté conservait un souvenir ému et mystérieux, y voyant un fait miraculeux et la promesse d’une gloire encore plus grande provenant de leurs tombeaux, si telle était la volonté divine. Parmi eux, on gardait surtout la mémoire du starets Job, mort vers 1810, à l’âge de cent cinq ans, fameux ascète, grand jeûneur et silentiaire, dont la tombe était montrée avec vénération à tous les fidèles qui arrivaient pour la première fois au monastère, avec des allusions mystérieuses aux grandes espérances qu’elle suscitait. (C’était la tombe où le Père Païsius avait rencontré Aliocha, le matin.) À part lui, on citait également le Père Barsanuphe, le starets auquel avait succédé le Père Zosime, que, de son vivant, tous les fidèles fréquentant le monastère tenaient pour « innocent ». La tradition prétendait que ces deux personnages gisaient dans leur cercueil comme vivants, qu’on les avait inhumés intacts, que leurs visages même étaient en quelque sorte lumineux. D’autres rappelaient avec insistance que leurs corps exhalaient une odeur suave. Pourtant, malgré des souvenirs aussi suggestifs, 14 il serait difficile d’expliquer exactement comment une scène aussi absurde, aussi choquante put se passer auprès du cercueil du Père Zosime. Quant à moi, je l’attribue à différentes causes qui agirent toutes ensemble. Ainsi, cette haine invétérée du starétisme, tenu pour une innovation pernicieuse, qui existait encore chez de nombreux moines. Ensuite, il y avait surtout l’envie qu’on portait à la sainteté du défunt, si solidement établie de son vivant qu’il était comme défendu de la discuter. Car, bien que le starets gagnât une foule de cœurs par l’amour plus que par les miracles et eût constitué comme une phalange de ceux qui l’aimaient, il s’était pourtant attiré, par là même, des envieux, puis des ennemis, tant déclarés que cachés, non seulement au monastère, mais parmi les laïcs. Bien qu’il n’eût causé de tort à personne, on disait : « Pourquoi passe-t-il pour saint ? » Et cette seule question, à force d’être répétée, avait fini par engendrer une haine inextinguible. Aussi, je pense que beaucoup, en apprenant qu’il sentait mauvais au bout de si peu de temps – car il n’y avait pas un jour qu’il était mort – furent ravis ; de même, cet événement fut presque un outrage et une offense personnelle pour certains des partisans du starets qui l’avaient révéré jusqu’alors. Voici dans quel ordre les choses se passèrent. Dès que la corruption se fut déclarée, à l’air seul des religieux qui pénétraient dans la cellule, on pouvait 15 deviner le motif qui les amenait. Celui qui entrait ressortait au bout d’un moment pour confirmer la nouvelle à la foule des autres qui l’attendaient. Les uns hochaient la tête avec tristesse, d’autres ne dissimulaient pas leur joie, qui éclatait dans leurs regards malveillants. Et personne ne leur faisait de reproches, personne n’élevait la voix en faveur du défunt, chose d’autant plus étrange que ses partisans formaient la majorité au monastère ; mais on voyait que le Seigneur lui-même permettait à la minorité de triompher provisoirement. Bientôt parurent dans la cellule, des laïcs, pour la plupart gens instruits, envoyés également comme émissaires. Le bas peuple n’entrait guère, bien qu’il se pressât en foule aux portes de l’ermitage. Il est incontestable que l’affluence des laïcs augmenta notablement après trois heures, par suite de cette nouvelle scandaleuse. Ceux qui ne seraient peut- être pas venus ce jour-là arrivaient maintenant à dessein, et parmi eux quelques personnes d’un rang notable. D’ailleurs, la décence n’était pas encore ouvertement troublée, et le Père Païsius, l’air sévère, continuait à lire l’Évangile à part, avec fermeté, comme s’il ne remarquait rien de ce qui se passait, bien qu’il eût déjà observé quelque chose d’insolite. Mais des voix d’abord timides, qui s’affermirent peu à peu et prirent de l’assurance, parvinrent jusqu’à lui : « Ainsi donc, le jugement de Dieu n’est pas celui des 16 hommes ! » Cette réflexion fut formulée d’abord par un laïc, fonctionnaire de la ville, homme d’un certain âge, passant pour fort pieux ; il ne fit d’ailleurs que répéter à haute voix ce que les religieux se disaient depuis longtemps à l’oreille. Le pire, c’est qu’ils prononçaient cette parole pessimiste avec une sorte de satisfaction qui allait grandissant. Bientôt, la décence commença d’être troublée, on aurait dit que tous se sentaient autorisés à agir ainsi.« Comment cela a-t-il pu se produire ? disaient quelques-uns, d’abord comme à regret ; il n’était pas corpulent, rien que la peau et les os, pourquoi sentirait-il mauvais ? – C’est un avertissement de Dieu, se hâtaient d’ajouter d’autres, dont l’opinion prévalait, car ils indiquaient que si l’odeur eût été naturelle, comme pour tout pécheur, elle se fût manifestée plus tard, après vingt-quatre heures au moins, mais ceci a devancé la nature, donc il faut y voir le doigt de Dieu. » Ce raisonnement était irréfutable. Le doux Père Joseph, le bibliothécaire, favori du défunt, se mit à objecter à certains médisants qu’« il n’en était pas partout ainsi », que l’incorruptibilité du corps des justes n’était pas un dogme de l’orthodoxie, mais seulement une opinion, et que dans les régions les plus orthodoxes, au mont Athos, par exemple, on attache moins d’importance à l’odeur délétère ; ce n’est pas l’incorruptibilité physique qui passe là-bas pour le principal signe de la glorification des justes, mais la 17 couleur de leurs os, après que leurs corps ont séjourné de longues années dans la terre : « Si les os deviennent jaunes comme la cire, cela signifie que le Seigneur a glorifié un juste ; mais s’ils sont noirs, c’est que le Seigneur ne l’en a pas jugé digne ; voilà comme on procède au mont Athos, sanctuaire où se conservent dans toute leur pureté les traditions de l’orthodoxie », conclut le Père Joseph. Mais les paroles de l’humble Père ne firent pas impression et provoquèrent même des reparties ironiques : « Tout ça, c’est de l’érudition et des nouveautés, inutile de l’écouter », décidèrent entre eux les religieux. « Nous gardons les anciens usages ; faudrait-il imiter toutes les nouveautés qui surgissent ? » ajoutaient d’autres. « Nous avons autant de saints qu’eux. Au mont Athos, sous le joug turc, ils ont tout oublié. L’orthodoxie s’est altérée chez eux depuis longtemps, ils n’ont même pas de cloches », renchérissaient les plus ironiques. Le Père Joseph se retira chagriné, d’autant plus qu’il avait exprimé son opinion avec peu d’assurance et sans trop y ajouter foi. Il prévoyait, dans son trouble, une scène choquante et un commencement d’insubordination. Peu à peu, à la suite du Père Joseph, toutes les voix raisonnables se turent. Comme par une sorte d’accord, tous ceux qui avaient aimé le défunt, accepté avec une tendre soumission l’institution du starétisme, furent soudain saisis d’effroi et se bornèrent à échanger de timides 18 regards quand ils se rencontraient. Les ennemis du starétisme, en tant que nouveauté, relevaient fièrement la tête : « Non seulement le Père Barsanuphe ne sentait pas, mais il répandait une odeur suave, rappelaient-ils avec une joie maligne. Ses mérites et son rang lui avaient valu cette justification. » Ensuite, le blâme et même les accusations ne furent pas épargnés au défunt : « Il enseignait à tort que la vie est une grande joie et non une humiliation douloureuse », disaient quelques- uns parmi les plus bornés. « Il croyait d’après la nouvelle mode, n’admettait pas le feu matériel en enfer », ajoutaient d’autres encore plus obtus. « Il ne jeûnait pas rigoureusement, se permettait des douceurs, prenait des confitures de cerises avec le thé ; il les aimait beaucoup, les dames lui en envoyaient. Convient-il à un ascète de prendre du thé ? » disaient d’autres envieux. « Il trônait plein d’orgueil, rappelaient avec acharnement les plus malveillants ; il se croyait un saint, on s’agenouillait devant lui, il l’acceptait comme une chose due. » « Il abusait du sacrement de la confession », chuchotaient malignement les plus fougueux adversaires du starétisme, et parmi eux des religieux âgés, d’une dévotion rigoureuse, de vrais jeûneurs taciturnes, qui avaient gardé le silence durant la vie du défunt, mais ouvraient maintenant la bouche, chose déplorable, car leurs paroles influaient fortement sur les jeunes religieux, encore hésitants. Le moine de 19 Saint-Sylvestre d’Obdorsk était tout oreilles, soupirait profondément, hochait la tête : « Le Père Théraponte avait raison hier », songeait-il à part lui, et juste à ce moment celui-ci parut, comme pour redoubler la confusion. Nous avons déjà dit qu’il quittait rarement sa cellule du rucher, qu’il restait même longtemps sans aller à l’église et qu’on lui passait ces fantaisies comme à un soi-disant toqué, sans l’astreindre au règlement. Pour tout dire, on était bien obligé de se montrer tolérant envers lui. Car on se serait fait un scrupule d’imposer formellement la règle commune à un aussi grand jeûneur et silentiaire, qui priait jour et nuit, s’endormant même à genoux. « Il est plus saint que nous tous et ses austérités dépassent la règle, disaient les religieux ; s’il ne va pas à l’église, il sait lui-même quand y aller, il a sa propre règle. » C’était donc pour éviter un scandale qu’on laissait le Père Théraponte en repos. Comme tous le savaient, il éprouvait une véritable aversion pour le Père Zosime ; et soudain il apprit dans sa cellule que « le jugement de Dieu n’était pas celui des hommes et avait devancé la nature ». On peut croire que le moine d’Obdorsk, revenu plein d’effroi de sa visite la veille, était accouru un des premiers lui annoncer la nouvelle. J’ai mentionné aussi que le Père Païsius, qui lisait impassible l’Évangile devant le cercueil, sans voir ni entendre ce qui se passait au-dehors, avait pourtant 20 pressenti l’essentiel, car il connaissait à fond son milieu. Il n’était pas troublé et, prêt à toute éventualité, observait d’un regard pénétrant l’agitation dont il prévoyait déjà le résultat. Tout à coup, un bruit insolite et inconvenant dans le vestibule frappa son oreille. La porte s’ouvrit toute grande et le Père Théraponte parut sur le seuil. De la cellule, on distinguait nettement de nombreux moines qui l’avaient accompagné et se pressaient au bas du perron, et parmi eux des laïcs. Pourtant ils n’entrèrent pas, mais attendirent ce que dirait et ferait le Père Théraponte, car ils prévoyaient, non sans crainte malgré leur hardiesse, que celui-ci n’était pas venu pour rien. S’arrêtant sur le seuil, le Père Théraponte leva les bras, démasquant les yeux perçants et curieux de l’hôte d’Obdorsk, incapable de se retenir et monté seul derrière lui à cause de son extrême curiosité. Les autres, dès que la porte s’ouvrit avec fracas, reculèrent au contraire, en proie à une peur subite. Les bras levés, le père Théraponte vociféra : « Je chasse les démons ! » Il se mit aussitôt, en se tournant successivement aux quatre coins de la cellule, à faire le signe de la croix. Ceux qui l’accompagnaient comprirent aussitôt le sens de son acte, sachant que n’importe où il allait, avant de s’asseoir et de parler, il exorcisait le malin. 21 « Hors d’ici, Satan, hors d’ici ! répétait-il à chaque signe de croix. Je chasse les démons ! » hurla-t-il de nouveau. Son froc grossier était ceint d’une corde, sa chemise de chanvre laissait voir sa poitrine velue. Il avait les pieds entièrement nus. Dès qu’il agita les bras, on entendit cliqueter les lourdes chaînes qu’il portait sous le froc. Le Père Païsius s’arrêta de lire, s’avança et se tint devant lui dans l’attente. « Pourquoi es-tu venu, Révérend Père ? Pourquoi troubler l’ordre ? Pourquoi scandaliser l’humble troupeau ? proféra-t-il enfin en le regardant avec sévérité. – Pourquoi je suis venu ? Que demandes-tu ? Que crois-tu ? cria le Père Théraponte d’un air égaré. Je suis venu chasser vos hôtes, les démons impurs. Je verrai si vous en avez hébergé beaucoup en mon absence. Je veux les balayer. – Tu chasses le malin et peut-être le sers-tu toi- même, poursuivit intrépidement le Père Païsius. Qui peut dire de lui-même : « je suis saint ». Est-ce toi, mon Père ? – Je suis souillé et non saint. Je ne m’assieds pas dans un fauteuil et je ne veux pas être adoré comme une idole ! tonna le Père Théraponte. À présent, les hommes ruinent la sainte foi. Le défunt, votre saint – et il se 22 retourna vers la foule et désignant du doigt le cercueil – rejetait les démons. Il donnait une drogue contre eux. Et les voici qui pullulent chez vous, comme les araignées dans les coins. Maintenant, lui-même empeste. Nous voyons là un sérieux avertissement du Seigneur. » C’était une allusion à un fait réel. Le malin était apparu à l’un des religieux, d’abord en songe, puis à l’état de veille. Épouvanté, il rapporta la chose au starets Zosime, qui lui prescrivit un jeûne rigoureux et des prières ferventes. Comme rien n’y faisait, il lui conseilla de prendre un remède, sans renoncer à ces pieuses pratiques. Beaucoup alors en furent choqués et discoururent entre eux en hochant la tête, surtout le Père Théraponte, auquel certains détracteurs s’étaient empressés de rapporter cette prescription « insolite » du starets. « Va-t’en, Père ! dit impérieusement le Père Païsius, ce n’est pas aux hommes de juger, mais à Dieu. Peut- être voyons-nous ici un « avertissement » que personne n’est capable de comprendre, ni toi, ni moi. Va-t’en, Père, et ne scandalise pas le troupeau ! répéta-t-il d’un ton ferme. – Il n’observait pas le jeûne prescrit aux profès, voilà d’où vient cet avertissement. Ceci est clair, c’est un péché de le dissimuler ! poursuivit le fanatique se laissant emporter par son zèle extravagant. – Il adorait 23 les bonbons, les dames lui en apportaient dans leurs poches ; il sacrifiait à son ventre, il le remplissait de douceurs, il nourrissait son esprit de pensées arrogantes... Aussi a-t-il subi cette ignominie... – Tes paroles sont futiles, Père ; j’admire ton ascétisme, mais tes paroles sont futiles, telles que les prononcerait dans le monde un jeune homme inconstant et étourdi. Va-t’en. Père, je te l’ordonne ! conclut le Père Païsius d’une voix tonnante. – Je m’en vais ! proféra le Père Théraponte, comme déconcerté, mais toujours courroucé ; vous vous enorgueillissez de votre science devant ma nullité. Je suis arrivé ici peu instruit, j’y ai oublié ce que je savais, le Seigneur lui-même m’a préservé, moi chétif, de votre grande sagesse... » Le Père Païsius, immobile devant lui, attendait avec fermeté. Le Père Théraponte se tut quelques instants et soudain s’assombrit, porta la main droite à sa joue, et prononça d’une voix traînante, en regardant le cercueil du starets : « Demain on chantera pour lui : Aide et Protecteur, hymne glorieux, et pour moi, quand je crèverai, seulement : Quelle vie bienheureuse, médiocre verset1, 1 Lors de la levée du corps d’un simple moine de la cellule à l’église, 24 dit-il d’un ton de regret. Vous vous êtes enorgueillis et enflés, ce lieu est désert ! » hurla-t-il comme un insensé. Puis, agitant les bras, il se détourna rapidement et descendit à la hâte les degrés du perron. La foule qui l’attendait hésita ; quelques-uns le suivirent aussitôt, d’autres tardèrent, car la cellule restait ouverte et le Père Païsius, sorti sur le perron, observait, immobile. Mais le vieux fanatique n’avait pas fini : à vingt pas il se tourna vers le soleil couchant, leva les bras en l’air et – comme fauché – s’écroula sur le sol en criant : « Mon Seigneur a vaincu ! Le Christ a vaincu le soleil couchant ! » Il poussait des cris de forcené, les bras tendus vers le soleil et la face contre terre ; puis il se mit à pleurer comme un petit enfant, secoué par les sanglots, écartant les bras par terre. Tous alors s’élancèrent vers lui, des exclamations retentirent, des sanglots... Une sorte de délire s’était emparé d’eux tous. « Voilà un saint ! Voilà un juste ! s’écriait-on sans crainte ; il mérite d’être starets, ajoutaient d’autres avec emportement. et après le service funèbre, de l’église au cimetière, on chante le verset : Quelle vie bienheureuse. Si le défunt était un religieux profès du second degré, on chante l’hymne : Aide et protecteur. (Note de Dostoïevski.) 25 – Il ne voudra pas être starets... lui-même refusera... Il ne servira pas cette nouveauté maudite... Il n’ira pas imiter leurs folies », reprirent d’autres voix. Il est difficile de se figurer ce qui serait arrivé, mais juste à ce moment la cloche appela au service divin. Tous se signèrent. Le Père Théraponte se releva, se signa lui aussi, puis se dirigea vers sa cellule sans se retourner, en tenant des propos incohérents. Un petit nombre le suivit, mais la plupart se dispersèrent, pressés d’aller à l’office. Le Père Païsius céda la place au Père Joseph et sortit. Les clameurs des fanatiques ne pouvaient l’ébranler, mais il sentit soudain une tristesse particulière lui envahir le cœur. Il comprit que cette angoisse provenait, en apparence, d’une cause insignifiante. Le fait est que, dans la foule qui se pressait à l’entrée de la cellule, il avait aperçu Aliocha parmi les agités et se souvenait d’avoir éprouvé alors une sorte de souffrance. « Ce jeune homme tiendrait-il maintenant une telle place dans mon cœur ? » se demanda-t-il avec surprise. À cet instant, Aliocha passa à côté de lui, se hâtant on ne savait où, mais pas du côté de l’église. Leurs regards se rencontrèrent. Aliocha détourna les yeux et les baissa ; rien qu’à son air le Père Païsius devina le profond changement qui s’opérait en lui en ce moment. « As-tu aussi été séduit ? s’écria le Père Païsius. Serais-tu avec les gens de peu de foi ? » ajouta-t-il 26 tristement. Aliocha s’arrêta, le regarda vaguement, puis de nouveau il détourna les yeux et les baissa. Il se tenait de côté, sans faire face à son interlocuteur. Le Père Païsius l’observait avec attention. « Où vas-tu si vite ? On sonne pour l’office, demanda-t-il encore, mais Aliocha ne répondit rien. – Est-ce que tu quitterais l’ermitage sans autorisation, sans recevoir la bénédiction ? » Tout à coup Aliocha eut un sourire contraint, jeta un regard des plus étranges sur le Père qui le questionnait, celui auquel l’avait confié, avant de mourir, son ancien directeur, le maître de son cœur et de son esprit, son starets bien-aimé ; puis, toujours sans répondre, il agita la main comme s’il n’avait cure de la déférence et se dirigea à pas rapides vers la sortie de l’ermitage. « Tu reviendras ! » murmura le Père Païsius en le suivant des yeux avec une douloureuse surprise. 27 II Une telle minute Le Père Païsius ne se trompait pas en décidant que son « cher garçon » reviendrait ; peut-être même avait- il soupçonné, sinon compris, le véritable état d’âme d’Aliocha. Néanmoins, j’avoue qu’il me serait maintenant très difficile de définir exactement ce moment étrange de la vie de mon jeune et sympathique héros. À la question attristée que le Père Païsius posait à Aliocha : « Serais-tu aussi avec les gens de peu de foi ? » je pourrais certes répondre avec fermeté à sa place : « Non, il n’est pas avec eux. » Bien plus, c’était même tout le contraire : son trouble provenait précisément de sa foi ardente. Il existait pourtant, ce trouble, et si douloureux que même longtemps après Aliocha considérait cette triste journée comme une des plus pénibles, des plus funestes de sa vie. Si l’on demande : « Est-il possible qu’il éprouvât tant d’angoisse et d’agitation uniquement parce que le corps de son starets, au lieu d’opérer des guérisons, s’était au contraire rapidement décomposé ? » je répondrai sans ambages : « Oui, c’est bien cela. » Je prierai toutefois le 28 lecteur de ne pas trop se hâter de rire de la simplicité de mon jeune homme. Non seulement je n’ai pas l’intention de demander pardon pour lui ou d’excuser sa foi naïve, soit par sa jeunesse, soit par les faibles progrès réalisés dans ses études, etc., mais je déclare, au contraire, éprouver un sincère respect pour la nature de son cœur. Assurément, un autre jeune homme, accueillant avec réserve les impressions du cœur, tiède et non ardent dans ses affections, loyal, mais d’esprit trop judicieux pour son âge, un tel jeune homme, dis-je, eût évité ce qui arriva au mien ; mais dans certains cas il est plus honorable de céder à un entraînement déraisonnable, provoqué par un grand amour, que d’y résister. À plus forte raison dans la jeunesse, car selon moi un jeune homme constamment judicieux ne vaut pas grand-chose. « Mais, diront peut-être les gens raisonnables, tout jeune homme ne peut pas croire à un tel préjugé, et le vôtre n’est pas un modèle pour les autres. » À quoi je répondrai : « Oui, mon jeune homme croyait avec ferveur, totalement, mais je ne demanderai pas pardon pour lui. » Bien que j’aie déclaré plus haut (peut-être avec trop de hâte) ne pas vouloir excuser ni justifier mon héros, je vois qu’une explication est nécessaire pour l’intelligence ultérieure du récit. Il ne s’agissait pas ici d’attendre des miracles avec une impatience frivole. Et ce n’est pas pour le triomphe de certaines convictions 29 qu’Aliocha avait alors besoin de miracles, ni pour celui de quelque idée préconçue sur une autre, en aucune façon ; avant tout, au premier plan, surgissait devant lui la figure de son starets bien-aimé, du juste pour qui il avait un culte. C’est sur lui, sur lui seul que se concentrait parfois, au moins dans ses plus vifs élans, tout l’amour qu’il portait dans son jeune cœur « pour tous et tout ». À vrai dire, cet être incarnait depuis si longtemps à ses yeux l’idéal absolu, qu’il y aspirait de toutes les forces de sa jeunesse, exclusivement, jusqu’à en oublier, par moments, « tous et tout ». (Il se rappela par la suite avoir complètement oublié, en cette pénible journée, son frère Dmitri, dont il se préoccupait tant la veille ; oublié aussi de porter les deux cents roubles au père d’Ilioucha, comme il se l’était promis.) Ce n’étaient pas des miracles qu’il lui fallait, mais seulement la « justice suprême », violée à ses yeux, ce qui le navrait. Qu’importe que cette « justice » attendue par Aliocha prît par la force des choses la forme de miracles opérés immédiatement par la dépouille de son ancien directeur qu’il adorait ? C’est ce que pensait et attendait tout le monde, au monastère, même ceux devant lesquels il s’inclinait, le Père Païsius par exemple ; Aliocha, sans se laisser troubler par le doute, rêvait de la même façon qu’eux. Une année entière de vie monastique l’y avait préparé, son cœur était accoutumé à cette attente. Toutefois il n’avait pas 30 seulement soif de miracles, mais encore de justice. Et celui qui aurait dû, d’après son espérance, être élevé au- dessus de tous, se trouvait abaissé et couvert de honte ! Pourquoi cela ? Qui était juge ? Ces questions tourmentaient son cœur innocent. Il avait été offensé et même irrité de voir le juste entre les justes livré aux railleries malveillantes de la foule frivole, si inférieure à lui. Qu’aucun miracle n’ait eu lieu, que l’attente générale ait été déçue, passe encore ! Mais pourquoi cette honte, cette décomposition hâtive qui « devançait la nature », comme disaient les méchants moines ? Pourquoi cet « avertissement » dont ils triomphaient avec le Père Théraponte, pourquoi s’y croyaient-ils autorisés ? Où était donc la Providence ? Pourquoi, pensait Aliocha, s’était-elle retirée « au moment décisif », paraissant se soumettre aux lois aveugles et impitoyables de la nature ? Aussi le cœur d’Aliocha saignait ; comme nous l’avons déjà dit, il s’agissait de l’être qu’il chérissait le plus au monde, et qui était « couvert de honte et d’infamie ! » Plaintes futiles et déraisonnables, mais, je le répète pour la troisième fois (et peut-être avec frivolité, j’y consens) : je suis content que mon jeune homme ne se soit pas montré judicieux en un pareil moment, car le jugement vient toujours en son temps, quand on n’est pas sot ; mais quand viendra l’amour, s’il n’y en a pas dans un jeune cœur à un moment 31 exceptionnel ? Il faut mentionner pourtant un phénomène étrange, mais passager, qui se manifesta dans l’esprit d’Aliocha à cet instant critique. C’était par intervalles une impression douloureuse résultant de la conversation de la veille avec son frère Ivan, qui l’obsédait maintenant. Non que ses croyances fondamentales fussent en rien ébranlées : en dépit de ses murmures subits, il aimait son Dieu et croyait fermement en lui. Pourtant une impression confuse, mais pénible et mauvaise, surgit dans son âme, et tendit à s’imposer de plus en plus. À la nuit tombante, Rakitine, qui traversait le bois de pins pour aller au monastère, aperçut Aliocha, étendu sous un arbre, la face contre terre, immobile et paraissant dormir. Il s’approcha, l’interpella. « C’est toi, Alexéi ? Est-il possible que tu... » proféra-t-il étonné, mais il n’acheva pas. Il voulait dire : « Est-il possible que tu en sois là ? » Aliocha ne tourna pas la tête, mais d’après un mouvement qu’il fit, Rakitine devina qu’il l’entendait et le comprenait. « Qu’as-tu donc ? poursuivit-il surpris, mais un sourire ironique apparaissait déjà sur ses lèvres. Écoute, je te cherche depuis plus de deux heures. Tu as disparu tout à coup. Que fais-tu donc ici ? Regarde-moi, au moins ! » Aliocha releva la tête, s’assit en s’adossant à l’arbre. 32 Il ne pleurait pas, mais son visage exprimait la souffrance ; on lisait dans ses yeux de l’irritation. D’ailleurs, il ne regardait pas Rakitine, mais à côté. « Mais tu n’as plus le même visage ! Ta fameuse douceur a disparu. Te serais-tu fâché contre quelqu’un ? On t’a fait un affront ? – Laisse-moi ! fit soudain Aliocha sans le regarder, avec un geste de lassitude. – Oh, oh ! voilà comme nous sommes ! Un ange, crier comme les simples mortels ! Eh bien, Aliocha, franchement tu me surprends, moi que rien n’étonne. Je te croyais plus cultivé. » Aliocha le regarda enfin, mais d’un air distrait, comme s’il le comprenait mal. « Et tout ça, parce que ton vieux sent mauvais ! Croyais-tu sérieusement qu’il allait faire des miracles ? s’écria Rakitine avec un étonnement sincère. – Je l’ai cru, je le crois, je veux le croire toujours ! Que te faut-il de plus ? fit Aliocha avec irritation. – Rien du tout, mon cher. Que diable, les écoliers de treize ans n’y croient plus ! Alors, tu t’es fâché, te voilà maintenant en révolte contre ton Dieu : monsieur n’a pas reçu d’avancement, monsieur n’a pas été décoré ! Quelle misère ! » Aliocha le regarda longuement, les yeux à demi fermés ; un éclair y passa... mais ce n’était pas de la 33 colère contre Rakitine. – Je ne me révolte pas contre mon Dieu, seulement je n’accepte pas son univers », fit-il avec un sourire contraint. – Comment, tu n’acceptes pas l’univers ? répéta Rakitine après un instant de réflexion. Quel est ce galimatias ? » Aliocha ne répondit pas. « Laissons ces niaiseries ; au fait ! As-tu mangé aujourd’hui ? – Je ne me souviens pas... Je crois que oui. – Tu dois te restaurer, tu as l’air épuisé, cela fait peine à voir. Tu n’as pas dormi cette nuit, à ce qu’il paraît ; vous aviez une séance. Ensuite tout ce remue- ménage, ces simagrées. Bien sûr, tu n’as bouffé que du pain bénit. J’ai dans ma poche un saucisson que j’ai apporté tantôt de la ville à tout hasard, mais tu n’en voudrais pas... – Donne. – Hé ! hé ! Alors, c’est la révolte ouverte, les barricades ! Eh bien, frère, ne perdons pas de temps. Viens chez moi... Je boirais volontiers un verre d’eau- de-vie, je suis harassé. La vodka, bien sûr, ne te tente pas. Y goûterais-tu ? – Donne toujours. 34 – Ah bah ! C’est bizarre ! s’exclama Rakitine en lui lançant un regard stupéfait. Quoi qu’il en soit, eau-de- vie ou saucisson ne sont pas à dédaigner, allons ! » Aliocha se leva sans mot dire et suivit Rakitine. « Si ton frère Ivan te voyait, c’est lui qui serait surpris ! À propos, sais-tu qu’il est parti ce matin pour Moscou ? – Je le sais », dit Aliocha avec indifférence. Soudain, l’image de Dmitri lui apparut, la durée d’un instant ; il se rappela vaguement une affaire urgente, un devoir impérieux à remplir, mais ce souvenir ne lui fit aucune impression, ne parvint pas jusqu’à son cœur, s’effaça aussitôt de sa mémoire. Par la suite, il devait longtemps s’en souvenir. « Ton frère Ivan m’a traité une fois de « ganache libérale ». Toi-même m’as donné un jour à entendre que j’étais « malhonnête »... Soit. On va voir maintenant vos capacités et votre honnêteté (ceci fut chuchoté par Rakitine, à part soi). Écoute, reprit-il à haute voix, évitons le monastère, le sentier nous mène droit à la ville... Hem ! je dois passer chez la Khokhlakov. Je lui ai écrit les événements ; figure-toi qu’elle m’a répondu par un billet au crayon (elle adore écrire, cette dame) qu’« elle n’aurait jamais attendu une pareille conduite de la part d’un starets aussi respectable que le Père Zosime ! » Sic. Elle aussi s’est fâchée ; vous êtes tous 35 les mêmes ! Attends ! » Il s’arrêta brusquement et, la main sur l’épaule d’Aliocha : « Sais-tu, Aliocha, dit-il d’un ton insinuant en le regardant dans les yeux, sous l’impression d’une idée subite qu’il craignait visiblement de formuler, malgré son air rieur, tant il avait peine à croire aux nouvelles dispositions d’Aliocha ; sais-tu où nous ferions bien d’aller ? – Où tu voudras... ça m’est égal. – Allons chez Grouchegnka, hein ! Veux-tu ? dit enfin Rakitine tout tremblant d’attente. – Allons », répondit tranquillement Aliocha. Rakitine s’attendait si peu à ce prompt consentement qu’il faillit faire un bond en arrière. « À la bonne heure ! » allait-il s’écrier, mais il saisit Aliocha par le bras et l’entraîna rapidement, craignant de le voir changer d’avis. Ils marchaient en silence, Rakitine avait peur de parler. « Comme elle sera contente... » voulut-il dire, mais il se tut. Ce n’était certes pas pour faire plaisir à Grouchegnka qu’il lui amenait Aliocha ; un homme sérieux comme lui n’agissait que par intérêt. Il avait un double but : se venger d’abord, contempler « la honte 36 du juste » et la « chute » probable d’Aliocha, « de saint devenu pécheur », ce dont il se réjouissait d’avance ; en outre, il avait en vue un avantage matériel dont il sera question plus loin. « Voilà une occasion qu’il faut saisir aux cheveux », songeait-il avec une gaieté maligne. 37 III L’oignon Grouchegnka habitait le quartier le plus animé, près de la place de l’Église, chez la veuve du marchand Morozov, où elle occupait dans la cour un petit pavillon en bois. La maison Morozov, une bâtisse en pierre, à deux étages, était vieille et laide ; la propriétaire, une femme âgée, y vivait seule avec deux nièces, des vieilles filles. Elle n’avait pas besoin de louer son pavillon, mais on savait qu’elle avait admis Grouchegnka comme locataire (quatre ans auparavant) pour complaire à son parent, le marchand Samsonov, protecteur attitré de la jeune fille. On disait que le vieux jaloux, en installant chez elle sa « favorite », comptait sur la vigilance de la vieille femme pour surveiller la conduite de sa locataire. Mais cette vigilance devint bientôt inutile, de sorte que Mme Morozov ne voyait que rarement Grouchegnka et avait cessé de l’importuner en l’espionnant. À vrai dire, quatre ans s’étaient déjà écoulés depuis que le vieillard avait ramené du chef- lieu cette jeune fille de dix-huit ans, timide, gênée, fluette, maigre, pensive et triste, et beaucoup d’eau 38 avait passé sous les ponts. On ne savait rien de précis sur elle dans notre ville, on n’en apprit pas davantage plus tard, même lorsque beaucoup de personnes commencèrent à s’intéresser à la beauté accomplie qu’était devenue Agraféna Alexandrovna. On racontait qu’à dix-sept ans elle avait été séduite par un officier qui l’avait aussitôt abandonnée pour se marier, laissant la malheureuse dans la honte et la misère. On disait d’ailleurs que, malgré tout, Grouchegnka sortait d’une famille honorable et d’un milieu ecclésiastique, étant la fille d’un diacre en disponibilité, ou quelque chose d’approchant. En quatre ans, l’orpheline sensible, malheureuse, chétive, était devenue florissante, vermeille, une beauté russe, au caractère énergique, fière, effrontée, habile à manier l’argent, avare et avisée, qui avait su, honnêtement ou non, amasser un certain capital. Une seule chose ne laissait aucun doute, c’est que Grouchegnka était inaccessible et qu’à part le vieillard, son protecteur, personne, durant ces quatre années, n’avait pu se vanter de ses faveurs. Le fait était certain, car bien des soupirants s’étaient présentés, surtout les deux dernières années. Mais toutes les tentatives échouèrent et quelques-uns durent même battre en retraite, couverts de ridicule, grâce à la résistance de cette jeune personne au caractère énergique. On savait encore qu’elle s’occupait d’affaires, surtout depuis un an, et qu’elle y manifestait 39 des capacités remarquables, si bien que beaucoup avaient fini par la traiter de juive. Non qu’elle prêtât à usure ; mais on savait, par exemple, qu’en compagnie de Fiodor Pavlovitch Karamazov elle avait racheté, pendant quelque temps, des billets à vil prix, au dixième de leur valeur, recouvrant ensuite, dans certains cas, la totalité de la créance. Le vieux Samsonov, que ses pieds enflés ne portaient plus depuis un an, veuf qui tyrannisait ses fils majeurs, capitaliste d’une avarice impitoyable, était tombé pourtant sous l’influence de sa protégée, qu’il avait tenue de court au début, à la portion congrue, « à l’huile de chènevis », disaient les railleurs. Mais Grouchegnka avait su s’émanciper, tout en lui inspirant une confiance sans bornes quant à sa fidélité. Ce vieillard, grand homme d’affaires, avait aussi un caractère remarquable : avare et dur comme pierre, bien que Grouchegnka l’eût subjugué au point qu’il ne pouvait se passer d’elle, il ne lui reconnut pas de capital important et, même si elle l’avait menacé de le quitter, il fût demeuré inflexible. En revanche, il lui réserva une certaine somme, et, quand on l’apprit, cela surprit tout le monde. « Tu n’es pas sotte, dit-il en lui assignant huit mille roubles, opère toi-même, mais sache qu’à part ta pension annuelle, comme auparavant, tu ne recevras rien de plus jusqu’à ma mort et que je ne te laisserai rien par testament. » Il tint parole, et ses fils, qu’il avait toujours gardés chez 40 lui comme des domestiques avec leurs femmes et leurs enfants, héritèrent de tout ; Grouchegnka ne fut même pas mentionnée dans le testament. Par ses conseils sur la manière de faire valoir son capital, il l’aida notablement et lui indiqua des « affaires ». Quand Fiodor Pavlovitch Karamazov, entré en relation avec Grouchegnka à propos d’une opération « fortuite », finit par tomber amoureux d’elle jusqu’à en perdre la raison, le vieux Samsonov, qui avait déjà un pied dans la tombe, s’amusa beaucoup. Mais lorsque Dmitri Fiodorovitch se mit sur les rangs, le vieux cessa de rire. « S’il faut choisir entre les deux, lui dit-il une fois sérieusement, prends le père, mais à condition que le vieux coquin t’épouse et te reconnaisse au préalable un certain capital. Ne te lie pas avec le capitaine, tu n’en tirerais aucun profit. » Ainsi parla le vieux libertin, pressentant sa fin prochaine ; il mourut en effet cinq mois plus tard. Soit dit en passant, bien qu’en ville la rivalité absurde et choquante des Karamazov père et fils fût connue de bien des gens, les véritables relations de Grouchegnka avec chacun d’eux demeuraient ignorées de la plupart. Même ses servantes (après le drame dont nous parlerons) témoignèrent en justice qu’Agraféna Alexandrovna recevait Dmitri Fiodorovitch uniquement par crainte, car « il avait menacé de la tuer ». Elle en avait deux, une cuisinière fort âgée, depuis longtemps au service de sa famille, maladive et presque sourde, et 41 sa petite-fille, alerte femme de chambre de vingt ans. Grouchegnka vivait fort chichement, dans un intérieur des plus modestes, trois pièces meublées en acajou par la propriétaire, dans le style de 1820. À l’arrivée de Rakitine et d’Aliocha, il faisait déjà nuit, mais on n’avait pas encore allumé. La jeune femme était étendue au salon, sur son canapé au dossier d’acajou, recouvert de cuir dur, déjà usé et troué, la tête appuyée sur deux oreillers. Elle reposait sur le dos, immobile, les mains derrière la tête, portant une robe de soie noire, avec une coiffure en dentelle qui lui seyait à merveille ; sur les épaules, un fichu agrafé par une broche en or massif. Elle attendait quelqu’un, inquiète et impatiente, le teint pâle, les lèvres et les yeux brûlants, son petit pied battant la mesure sur le bras du canapé. Au bruit que firent les visiteurs en entrant, elle sauta à terre, criant d’une voix effrayée : « Qui va là ? » La femme de chambre s’empressa de rassurer sa maîtresse. « Ce n’est pas lui, n’ayez crainte. » « Que peut-elle bien avoir ? » murmura Rakitine en menant par le bras Aliocha au salon. Grouchegnka restait debout, encore mal remise de sa frayeur. Une grosse mèche de ses cheveux châtains, échappée de sa coiffure, lui tombait sur l’épaule droite, 42 mais elle n’y prit pas garde et ne l’arrangea pas avant d’avoir reconnu ses hôtes. « Ah ! c’est toi Rakitka ? Tu m’as fait peur ! Avec qui es-tu ? Seigneur, voilà qui tu m’amènes ! s’écria-t- elle en apercevant Aliocha. – Fais donc donner de la lumière ! dit Rakitine, du ton d’un familier qui a le droit de commander dans la maison. – Certainement... Fénia1, apporte-lui une bougie... Tu as trouvé le bon moment pour l’amener ! » Elle fit un signe de tête à Aliocha et arrangea ses cheveux devant la glace. Elle paraissait mécontente. « Je tombe mal ? demanda Rakitine, l’air soudain vexé. – Tu m’as effrayée, Rakitka, voilà tout. » Grouchegnka se tourna en souriant vers Aliocha. « N’aie pas peur de moi, mon cher Aliocha, reprit- elle, je suis charmée de ta visite inattendue. Je croyais que c’était Mitia qui voulait entrer de force. Vois-tu, je l’ai trompé tout à l’heure, il m’a juré qu’il me croyait et je lui ai menti. Je lui ai dit que j’allais chez mon vieux Kouzma2 Kouzmitch faire les comptes toute la soirée. J’y vais, en effet, une fois par semaine. Nous nous 1 Diminutif de Fédossia (Théodosie). 2 Côme. 43 enfermons à clef : il pioche ses comptes et j’écris dans les livres, il ne se fie qu’à moi. Comment Fénia vous a- t-elle laissés entrer ? Fénia, cours à la porte cochère, regarde si le capitaine ne rôde pas aux alentours. Il est peut-être caché et nous épie, j’ai une peur affreuse ! – Il n’y a personne, Agraféna Alexandrovna ; j’ai regardé partout, je vais voir à chaque instant par les fentes, j’ai peur moi aussi. – Les volets sont-ils fermés ? Fénia, baisse les rideaux, autrement il verrait la lumière. Je crains aujourd’hui ton frère Mitia, Aliocha. » Grouchegnka parlait très haut, l’air inquiet et surexcité. « Pourquoi cela ? demanda Rakitine ; il ne t’effraie pas d’ordinaire, tu le fais marcher comme tu veux. – Je te dis que j’attends une nouvelle, de sorte que je n’ai que faire de Mitia, maintenant. Il n’a pas cru que j’allais chez Kouzma Kouzmitch, je le sens. À présent, il doit monter la garde chez Fiodor Pavlovitch, dans le jardin. S’il est embusqué là-bas, il ne viendra pas ici, tant mieux ! J’y suis allée vraiment, chez le vieux. Mitia m’accompagnait ; je lui ai fait promettre de venir me chercher à minuit. Dix minutes après, je suis ressortie et j’ai couru jusqu’ici ; je tremblais qu’il me rencontrât. – Pourquoi es-tu en toilette ? Tu as un bonnet fort curieux. 44 – Tu es toi-même fort curieux, Rakitka ! Je te répète que j’attends une nouvelle. Sitôt reçue, je m’envolerai, vous ne me verrez plus. Voilà pourquoi je me suis parée. – Et où t’envoleras-tu ? – Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien. – Comme elle est gaie !... Je ne t’ai jamais vue ainsi. Elle est attifée comme pour un bal ! s’exclama Rakitine en l’examinant avec surprise. – Es-tu au courant des bals ? – Et toi ? – J’en ai vu un, moi. Il y a trois ans, lorsque Kouzma Kouzmitch a marié son fils ; je regardais de la tribune. Mais pourquoi causerais-je avec toi quand j’ai un prince pour hôte ? Mon cher Aliocha, je n’en crois pas mes yeux ; comment se peut-il que tu sois venu ? À vrai dire, je ne t’attendais pas, je n’ai jamais cru que tu puisses venir. Le moment est mal choisi, pourtant je suis bien contente. Assieds-toi sur le canapé, ici, mon bel astre ! Vraiment, je n’en reviens pas encore... Rakitka, si tu l’avais amené hier ou avant-hier !... Eh bien, je suis contente comme ça. Mieux vaut peut-être que ce soit maintenant, à une telle minute... » Elle s’assit vivement à côté d’Aliocha et le regarda avec extase. Elle était vraiment contente et ne mentait pas. Ses yeux brillaient, elle souriait, mais avec bonté. 45 Aliocha ne s’attendait pas à lui voir une expression aussi bienveillante... Il s’était fait d’elle une idée terrifiante ; sa sortie perfide contre Catherine Ivanovna l’avait bouleversé l’avant-veille, maintenant il s’étonnait de la voir toute changée. Si accablé qu’il fût par son propre chagrin, il l’examinait malgré lui avec attention. Ses manières s’étaient améliorées ; les intonations doucereuses, la mollesse des mouvements avaient presque disparu, faisant place à de la bonhomie, à des gestes prompts et sincères ; mais elle était surexcitée. « Seigneur, quelles choses étranges se passent aujourd’hui, ma parole ! Pourquoi suis-je si heureuse de te voir, Aliocha, je l’ignore. – Est-ce bien vrai ? dit Rakitine en souriant. Auparavant, tu avais un but en insistant pour que je l’amène. – Oui, un but qui n’existe plus maintenant, le moment est passé. Et maintenant, je vais vous bien traiter. Je suis devenue meilleure, à présent, Rakitka. Assieds-toi aussi. Mais c’est déjà fait, il ne s’oublie pas. Vois-tu, Aliocha, il est vexé que je ne l’aie pas invité le premier à s’asseoir. Il est susceptible, ce cher ami. Ne te fâche pas, Rakitka, je suis bonne en ce moment. Pourquoi es-tu si triste, Aliocha ? Aurais-tu peur de moi ? » 46 Grouchegnka sourit malicieusement en le regardant dans les yeux. « Il a du chagrin. Un refus de grade. – Quel grade ? – Son starets sent mauvais. – Comment cela ? Tu radotes ; encore quelque vilenie, sans doute. Aliocha, laisse-moi m’asseoir sur tes genoux, comme ça. » Et aussitôt elle s’installa sur ses genoux, telle qu’une chatte caressante, le bras droit tendrement passé autour de son cou. « Je saurai bien te faire rire, mon gentil dévot ! Vraiment, tu me laisses sur tes genoux, ça ne te fâche pas ? Tu n’as qu’à le dire, je me lève. » Aliocha se taisait. Il n’osait bouger, ne répondait pas aux paroles entendues, mais il n’éprouvait pas ce que pouvait imaginer Rakitine, qui l’observait d’un air égrillard. Son grand chagrin absorbait les sensations possibles, et s’il avait pu en ce moment s’analyser, il aurait compris qu’il était cuirassé contre les tentations. Néanmoins, malgré l’inconscience de son état et la tristesse qui l’accablait, il s’étonna d’éprouver une sensation étrange : cette femme « terrible » ne lui inspirait plus l’effroi inséparable dans son cœur de l’idée de la femme. Au contraire, installée sur ses genoux et l’enlaçant, elle éveillait en lui un sentiment 47 inattendu, une curiosité candide sans la moindre frayeur. Voilà ce qui le surprenait malgré lui. « Assez causé pour ne rien dire ! s’écria Rakitine. Fais plutôt servir du champagne, tu sais que j’ai ta parole. – C’est vrai, Aliocha, je lui ai promis du champagne s’il t’amenait. Fénia, apporte la bouteille que Mitia a laissée, dépêche-toi. Bien que je sois avare, je donnerai une bouteille, pas pour toi, Rakitine, tu n’es qu’un pauvre sire, mais pour lui. Je n’ai pas le cœur à ça ; mais n’importe, je veux boire avec vous. – Quelle est donc cette « nouvelle » ? peut-on le savoir, est-ce un secret ? insista Rakitine, sans prendre garde en apparence aux brocards qu’on lui lançait. – Un secret dont tu es au courant, dit Grouchegnka d’un air préoccupé : mon officier arrive. – Je l’ai entendu dire, mais est-il si proche ? – Il est maintenant à Mokroïé, d’où il enverra un exprès ; je viens de recevoir une lettre. J’attends. – Tiens ! Pourquoi à Mokroïé ? – Ce serait trop long à raconter ; en voilà assez. – Mais alors, et Mitia, le sait-il ? – Il n’en sait pas le premier mot. Sinon, il me tuerait. D’ailleurs, je n’ai plus peur de lui, maintenant. Tais-toi, Rakitka, que je n’entende plus parler de lui ; il 48 m’a fait trop de mal. J’aime mieux songer à Aliocha, le regarder... Souris donc, mon chéri, déride-toi tu me feras plaisir... Mais il a souri ! Vois comme il me regarde d’un air caressant. Sais-tu, Aliocha, je croyais que tu m’en voulais à cause de la scène d’hier, chez cette demoiselle. J’ai été rosse... Pourtant, c’était réussi, en bien et en mal, dit Grouchegnka pensivement, avec un sourire mauvais, Mitia m’a dit qu’elle criait : « Il faut la fouetter ! » Je l’ai gravement offensée. Elle m’a attirée, elle a voulu me séduire avec son chocolat... Non, ça s’est bien passé comme ça. » Elle sourit de nouveau. « Seulement, je crains que tu ne sois fâché... – En vérité, Aliocha, elle te craint, toi, le petit poussin, intervint Rakitine avec une réelle surprise. – C’est pour toi, Rakitine, qu’il est un petit poussin, car tu n’as pas de conscience. Moi, je l’aime. Le crois- tu, Aliocha, je t’aime de toute mon âme. – Ah ! l’effrontée ! Elle te fait une déclaration, Aliocha. – Eh bien quoi, je l’aime. – Et l’officier ? Et l’heureuse nouvelle de Mokroïé ? – Ce n’est pas la même chose. – Voilà la logique des femmes ! – Ne me fâche pas, Rakitine. Je te dis que ce n’est pas la même chose. J’aime Aliocha autrement. À vrai dire, Aliocha, j’ai eu de mauvais desseins à ton égard. 49 Je suis vile, je suis violente ; mais à certains moments je te regardais comme ma conscience. Je me disais : « Comme il doit me mépriser, maintenant ! » J’y pensais avant-hier en me sauvant de chez cette demoiselle. Depuis longtemps je t’ai remarqué, Aliocha ; Mitia le sait, il me comprend. Le croiras-tu, parfois je suis saisie de honte en te regardant. Comment suis-je venue à penser à toi, et depuis quand ? je l’ignore. » Fénia entra, posa sur la table un plateau avec une bouteille débouchée et trois verres pleins. « Voilà le champagne ! s’écria Rakitine. Tu es excitée, Agraféna Alexandrovna. Après avoir bu, tu te mettras à danser. Quelle maladresse ! ajouta-t-il : il est déjà versé et tiède, et il n’y a pas de bouchon. » Il n’en vida pas moins son verre d’un trait et le remplit à nouveau. « On a rarement l’occasion, déclara-t-il en s’essuyant les lèvres ; allons, Aliocha, prends ton verre, et sois brave. Mais, à quoi boirons-nous ? Prends le tien, Groucha, et buvons aux portes du paradis. – Qu’entends-tu par là ? » Elle prit un verre, Aliocha but une gorgée du sien et le reposa. « Non, j’aime mieux m’abstenir, dit-il avec un doux sourire. 50 – Ah ! tu te vantais ! cria Rakitine. – Moi aussi, alors, fit Grouchegnka. Achève la bouteille, Rakitka. Si Aliocha boit, je boirai. – Voilà les effusions qui commencent ! goguenarda Rakitine. Et elle est assise sur ses genoux ! Lui a du chagrin, j’en conviens, mais toi, qu’as-tu ? Il est en révolte contre son Dieu, il allait manger du saucisson ! – Comment cela ? – Son starets est mort aujourd’hui, le vieux Zosime, le saint. – Ah ! il est mort. Je n’en savais rien, dit-elle en se signant. Seigneur, et moi qui suis sur ses genoux ! » Elle se leva vivement et s’assit sur le canapé. Aliocha la considéra avec surprise et son visage s’éclaira. « Rakitine, proféra-t-il d’un ton ferme, ne m’irrite pas en disant que je me suis révolté contre mon Dieu. Je n’ai pas d’animosité contre toi ; sois donc meilleur, toi aussi. J’ai fait une perte inestimable, et tu ne peux me juger en ce moment. Regarde-la, elle ; tu as vu sa mansuétude à mon égard ? J’étais venu ici trouver une âme méchante, poussé par mes mauvais sentiments : j’ai rencontré une véritable sœur, une âme aimante, un trésor... Agraféna Alexandrovna, c’est de toi que je parle. Tu as régénéré mon âme. » Aliocha oppressé se tut, les lèvres tremblantes. 51 « On dirait qu’elle t’a sauvé ! railla Rakitine. Mais sais-tu qu’elle voulait te manger ? – Assez, Rakitine ! Taisez-vous tous les deux. Toi, Aliocha, parce que tes paroles me font honte : tu me crois bonne, je suis mauvaise. Toi, Rakitka, parce que tu mens. Je m’étais proposé de le manger, mais c’est du passé, cela. Que je ne t’entende plus parler ainsi, Rakitka ! » Grouchegnka s’était exprimée avec une vive émotion. « Ils sont enragés ! murmura Rakitine en les considérant avec surprise, on se croirait dans une maison de santé. Tout à l’heure ils vont pleurer, pour sûr ! – Oui, je pleurerai, oui, je pleurerai ! affirma Grouchegnka ; il m’a appelée sa sœur, je ne l’oublierai jamais ! Si mauvaise que je sois, Rakitka, j’ai pourtant donné un oignon. – Quel oignon ? Diable, ils sont toqués pour de bon ! » Leur exaltation étonnait Rakitine, qui aurait dû comprendre que tout concourait à les bouleverser d’une façon exceptionnelle. Mais Rakitine, subtil quand il s’agissait de lui, démêlait mal les sentiments et les sensations de ses proches, autant par égoïsme que par inexpérience juvénile. 52 « Vois-tu, Aliocha, reprit Grouchegnka avec un rire nerveux, je me suis vantée à Rakitine d’avoir donné un oignon. Je vais t’expliquer la chose en toute humilité. Ce n’est qu’une légende : Matrone, la cuisinière, me la racontait quand j’étais enfant : « Il y avait une mégère qui mourut sans laisser derrière elle une seule vertu. Les diables s’en saisirent et la jetèrent dans le lac de feu. Son ange gardien se creusait la tête pour lui découvrir une vertu et en parler à Dieu. Il se rappela et dit au Seigneur : « Elle a arraché un oignon au potager pour le donner à une mendiante. » Dieu lui répondit : « Prends cet oignon, tends-le à cette femme dans le lac, qu’elle s’y cramponne. Si tu parviens à la retirer, elle ira en paradis : si l’oignon se rompt, elle restera où elle est. » L’ange courut à la femme, lui tendit l’oignon. « Prends, dit-il, tiens bon. » Il se mit à la tirer avec précaution, elle était déjà dehors. Les autres pécheurs, voyant qu’on la retirait du lac, s’agrippèrent à elle, voulant profiter de l’aubaine. Mais la femme, qui était fort méchante, leur donnait des coups de pied : « C’est moi qu’on tire et non pas vous ; c’est mon oignon, non le vôtre. » À ces mots, l’oignon se rompit. La femme retomba dans le lac où elle brûle encore. L’ange partit en pleurant. « Voilà cette légende, Aliocha ; ne me crois pas bonne, c’est tout le contraire ; tes éloges me feraient honte. Je désirais tellement ta venue, que j’ai promis vingt-cinq roubles à Rakitka s’il t’amenait. Un instant. » 53 Elle alla ouvrir un tiroir, prit son porte-monnaie et en sortit un billet de vingt-cinq roubles. « C’est absurde ! s’écria Rakitine embarrassé. – Tiens, Rakitka, je m’acquitte envers toi ; tu ne refuseras pas, tu l’as demandé toi-même. » Elle lui jeta le billet. « Comment donc, répliqua-t-il, s’efforçant de cacher sa confusion, c’est tout profit, les sots existent dans l’intérêt des gens d’esprit. – Et maintenant, tais-toi, Rakitka. Ce que je vais dire ne s’adresse pas à toi. Tu ne nous aimes pas. – Et pourquoi vous aimerais-je ? » dit-il brutalement. Il avait compté être payé à l’insu d’Aliocha, dont la présence lui faisait honte et l’irritait. Jusqu’alors, par politique, il avait ménagé Grouchegnka, malgré ses mots piquants, car elle paraissait le dominer. Mais la colère le gagnait. « On aime pour quelque chose. Qu’avez-vous fait pour moi tous les deux ? – Aime pour rien, comme Aliocha. – Comment t’aime-t-il et que t’a-t-il témoigné ? En voilà des embarras ! » Grouchegnka, debout au milieu du salon, parlait avec chaleur, d’une voix exaltée. « Tais-toi, Rakitka, tu ne comprends rien à nos 54 sentiments. Et cesse de me tutoyer, je te le défends ; d’où te vient cette audace ? Assieds-toi dans un coin et plus un mot !... Maintenant, Aliocha, je vais me confesser à toi seul, pour que tu saches qui je suis. Je voulais te perdre, j’y étais décidée, au point d’acheter Rakitine pour qu’il t’amenât. Et pourquoi cela ? Tu n’en savais rien, tu te détournais de moi, tu passais les yeux baissés. Moi, j’interrogeais les gens sur ton compte. Ta figure me poursuivait. « Il me méprise, pensais-je, et ne veut même pas me regarder. » À la fin, je me demandai avec surprise : « Pourquoi craindre ce gamin ? je le mangerai, ça m’amusera. » J’étais exaspérée. Crois-moi, personne ici n’oserait manquer de respect à Agraféna Alexandrovna ; je n’ai que ce vieillard auquel je me suis vendue, c’est Satan qui nous a unis, mais personne d’autre. J’avais donc décidé que tu serais ma proie, c’était un peu pour moi. Voilà la détestable créature que tu as traitée de sœur. Maintenant mon séducteur est arrivé, j’attends des nouvelles. Sais- tu ce qu’il était pour moi ? Il y a cinq ans, lorsque Kouzma m’amena ici, je me cachais parfois pour n’être ni vue, ni entendue ; comme une sotte, je sanglotais, je ne dormais plus, me disant : « Où est-il, le monstre ? Il doit rire de moi avec une autre. Oh ! comme je me vengerai si jamais je le rencontre ! » Dans l’obscurité, je sanglotais sur mon oreiller, je me torturais le cœur à dessein. « Il me le paiera ! » criais-je. En pensant que 55 j’étais impuissante, que lui se moquait de moi, qu’il m’avait peut-être complètement oubliée, je glissais de mon lit sur le plancher, inondée de larmes, en proie à une crise de nerfs. Tout le monde me devint odieux. Ensuite, j’amassai un capital, je m’endurcis, je pris de l’embonpoint. Tu penses que je suis devenue plus raisonnable ? Pas du tout. Personne ne s’en doute, mais quand vient la nuit, il m’arrive, comme il y a cinq ans, de grincer des dents et de m’écrier en pleurant : « Je me vengerai, je me vengerai ! » Tu m’as suivie ? Alors, que penses-tu de ceci ? Il y a un mois, je reçois une lettre m’annonçant son arrivée. Devenu veuf, il veut me voir. Je suffoquai. Seigneur, il va venir et m’appeler, je ramperai vers lui comme un chien battu, comme une coupable ! Je ne puis y croire moi-même : « Aurai-je ou non la bassesse de courir à lui ? » Et une colère contre moi-même m’a prise, ces dernières semaines, plus violente qu’il y a cinq ans. Tu vois mon exaspération, Aliocha ; je me suis confessée à toi. Mitia n’était qu’une diversion. Tais-toi, Rakitka, ce n’est pas à toi de me juger. Avant votre arrivée, j’attendais, je songeais à mon avenir, et vous ne connaîtrez jamais mon état d’âme. Aliocha, dis à cette demoiselle de ne pas m’en vouloir pour la scène d’avant-hier !... Personne au monde ne peut comprendre ce que j’éprouve maintenant... Peut-être emporterai-je un couteau, je ne suis pas encore fixée. » 56 Incapable de se contenir, Grouchegnka s’interrompit, se couvrit le visage de ses mains, s’abattit sur le canapé, sanglota comme une enfant. Aliocha se leva et s’approcha de Rakitine. « Micha, dit-il, elle t’a offensé, mais ne sois pas fâché. Tu l’as entendue ? On ne peut pas trop demander à une âme, il faut être miséricordieux. » Aliocha prononça ces paroles dans un élan irrésistible. Il avait besoin de s’épancher et les aurait dites même seul. Mais Rakitine le regarda ironiquement et Aliocha s’arrêta. « Tu as la tête pleine de ton starets et tu me bombardes à sa manière, Alexéi, homme de Dieu, dit-il avec un sourire haineux. – Ne te moque pas, Rakitine, ne parle pas du mort, il était supérieur à tous sur la terre, s’écria Aliocha avec des larmes dans la voix. Ce n’est pas en juge que je te parle, mais comme le dernier des accusés. Que suis-je devant elle ? J’étais venu ici pour me perdre, par lâcheté. Mais elle, après cinq ans de souffrances, pour une parole sincère qu’elle entend, pardonne, oublie tout et pleure ! Son séducteur est revenu, il l’appelle, elle lui pardonne et court joyeusement à lui. Car elle ne prendra pas de couteau, non. Je ne suis pas comme ça, Micha ; j’ignore si tu l’es, toi. C’est une leçon pour moi... Elle nous est supérieure... Avais-tu entendu auparavant ce 57 qu’elle vient de raconter ? Non, sans doute, car tu aurais tout compris depuis longtemps... Elle pardonnera aussi, celle qui a été offensée avant-hier, quand elle saura tout... Cette âme n’est pas encore réconciliée ; il faut la ménager... elle recèle peut-être un trésor... » Aliocha se tut, car la respiration lui manquait. Malgré son irritation, Rakitine le regardait, avec surprise. Il ne s’attendait pas à une pareille tirade du paisible Aliocha. « Quel avocat ! Serais-tu amoureux d’elle ? Agraféna Alexandrovna, tu as tourné la tête à notre ascète ! » s’écria-t-il dans un rire impudent. Grouchegnka releva la tête, sourit doucement à Aliocha, le visage encore gonflé des larmes qu’elle venait de répandre. « Laisse-le, Aliocha, mon chérubin, tu vois comme il est, à quoi bon lui parler. Mikhaïl Ossipovitch, je voulais te demander pardon, maintenant j’y renonce. Aliocha, viens t’asseoir ici (elle lui prit la main et le regardait, radieuse), dis-moi, est-ce que je l’aime, oui ou non, mon séducteur ? Je me le demandais, ici, dans l’obscurité. Éclaire-moi, l’heure est venue, je ferai ce que tu diras. Faut-il pardonner ? – Mais tu as déjà pardonné. – C’est vrai, dit Grouchegnka, songeuse. Oh ! le lâche cœur ! Je vais boire à ma lâcheté. » 58 Elle prit un verre qu’elle vida d’un trait, puis le lança à terre. Il y avait de la cruauté dans son sourire. « Peut-être n’ai-je pas encore pardonné, dit-elle d’un air menaçant, les yeux baissés, comme se parlant à elle- même. Peut-être que mon cœur pense seulement à pardonner. Vois-tu, Aliocha, ce sont mes cinq années de larmes que je chérissais ; c’est mon offense, et non pas lui. – Eh bien, je ne voudrais pas être dans sa peau ! dit Rakitine. – Mais tu n’y seras jamais, Rakitka. Tu décrotteras mes souliers, voilà à quoi je t’emploierai. Une femme comme moi n’est pas faite pour toi... Et peut-être pas pour lui... – Alors, pourquoi cette toilette ? – Ne me reproche pas cette toilette, Rakitka, tu ne connais pas mon cœur ! Il ne tient qu’à moi de l’arracher à l’instant. Tu ne sais pas pourquoi je l’ai mise. Peut-être irai-je lui dire : « M’as tu jamais vue si belle ? » Quand il m’a quittée, j’étais une gamine de dix-sept ans, malingre et pleureuse. Je le cajolerai, je l’allumerai : « Tu vois ce que je suis devenue ; eh bien, mon cher, assez causé, ça te met l’eau à la bouche, va boire ailleurs ! » Voilà peut-être, Rakitka, à quoi servira cette toilette. Je suis emportée, Aliocha. Je puis déchirer cette toilette, me défigurer, aller mendier. Je suis 59 capable de rester chez moi maintenant, de rendre demain à Kouzma son argent, ses cadeaux, et d’aller travailler à la journée. Tu penses que le courage me manquerait, Rakitka ? Il suffit qu’on me pousse à bout... Quant à l’autre, je le chasserai, je lui ferai la nique... » Ces dernières paroles proférées comme dans une crise, elle couvrit son visage de ses mains, et se jeta sur les coussins en sanglotant de nouveau. Rakitine se leva. « Il se fait tard, dit-il ; on ne nous laissera pas entrer au monastère. » Grouchegnka sursauta. « Comment, Aliocha, tu veux me quitter ? s’écria-t- elle avec une douloureuse surprise. Y penses-tu ? Tu m’as bouleversée, et maintenant voici de nouveau la nuit, la solitude. – Il ne peut cependant pas passer la nuit chez toi. Mais s’il veut, soit, je m’en irai seul ! dit malignement Rakitine. – Tais-toi, méchant, cria Grouchegnka courroucée ; tu ne m’as jamais parlé comme il vient de le faire. – Que t’a-t-il dit de si extraordinaire ? – Je ne sais pas, mais il m’a retourné le cœur... Il a été le premier, le seul à avoir pitié de moi. Que n’es-tu venu plus tôt, mon chérubin ! » Elle tomba à genoux devant Aliocha, comme en extase. « Toute ma vie, j’ai 60 attendu quelqu’un comme toi, qui m’apporterait le pardon. J’ai cru qu’on m’aimerait pour autre chose que ma honte ! – Qu’ai-je fait pour toi ? répondit Aliocha avec un tendre sourire, en se penchant sur elle et en lui prenant les mains ; j’ai donné un oignon, le plus petit, voilà tout !... » Les larmes le gagnèrent. À ce moment, on entendit du bruit ; quelqu’un entrait dans le vestibule ; Grouchegnka se leva effrayée ; Fénia fit une bruyante irruption dans la chambre. « Madame, ma bonne chère madame, le courrier est arrivé, s’écria-t-elle gaiement, tout essoufflée. Le tarantass vient de Mokroïé, avec le postillon Timothée, on va changer les chevaux... Une lettre, madame, voici une lettre ! » Elle brandissait la lettre en criant. Grouchegnka s’en saisit, l’approcha de la bougie. C’était un billet de quelques lignes ; elle les lut en un instant. « Il m’appelle ! » Elle était pâle, la figure contractée par un sourire maladif. « Il me siffle : rampe, petit chien ! » Mais elle ne resta qu’un moment indécise ; le sang lui monta soudain au visage. « Je pars ! Adieu, mes cinq années ! Adieu, Aliocha, le sort en est jeté... Écartez-vous tous, allez-vous-en, 61 que je ne vous voie plus ! Grouchegnka vole vers une vie nouvelle... Ne me garde pas rancune, Rakitka. C’est peut-être à la mort que je vais ! Oh ! je suis comme ivre ! » Elle se précipita dans la chambre à coucher. « Maintenant elle n’a que faire de nous, grommela Rakitine. Allons-nous-en, cette musique pourrait bien recommencer ; j’en ai les oreilles rebattues... » Aliocha se laissa emmener machinalement. Dans la cour, c’étaient des allées et venues à la lueur d’une lanterne ; on changeait l’attelage de trois chevaux. À peine les jeunes gens avaient-ils quitté le perron que la fenêtre de la chambre à coucher s’ouvrit ; la voix de Grouchegnka s’éleva, sonore. « Aliocha, salue ton frère Mitia, dis-lui qu’il ne garde pas un mauvais souvenir de moi. Répète-lui mes paroles : « C’est à un misérable que s’est donnée Grouchegnka, et non à toi, qui es noble ! » Ajoute que Grouchegnka l’a aimé pendant une heure, rien qu’une heure ; qu’il se souvienne toujours de cette heure ; désormais, c’est Grouchegnka qui le lui ordonne... toute sa vie... » Elle acheva avec des sanglots dans la voix. La fenêtre se referma. « Hum ! murmura Rakitine en riant ; elle égorge Mitia, et veut qu’il s’en souvienne toute sa vie. Quelle 62 férocité ! » Aliocha ne parut pas avoir entendu. Il marchait rapidement à côté de son compagnon ; il avait l’air hébété. Rakitine eut soudain la sensation qu’on lui mettait un doigt sur une plaie vive : en emmenant Aliocha chez Grouchegnka, il s’était attendu à tout autre chose, et sa déception était grande. « C’est un Polonais, son officier, reprit-il en se contenant ; d’ailleurs, il n’est plus officier, maintenant ; il a été au service de la douane en Sibérie, à la frontière chinoise ; ce doit être un pauvre diable, on dit qu’il a perdu sa place. Il a sans doute eu vent que Grouchegnka a le magot et le voilà qui rapplique ; cela explique tout. » De nouveau Aliocha ne parut pas avoir entendu. Rakitine n’y tint plus. « Alors, tu as converti une pécheresse ? Tu as mis une femme de mauvaise vie dans la bonne voie ? Tu as chassé les démons, hein ! Les voilà, les miracles que nous attendions ; ils se sont réalisés ? – Cesse donc, Rakitine ! dit Aliocha, l’âme douloureuse. – Tu me « méprises » à présent à cause des vingt- cinq roubles que j’ai reçus ? J’ai vendu un véritable ami. Mais tu n’es pas le Christ, et je ne suis pas Judas. – Rakitine, je t’assure que je n’y pensais plus ; c’est 63 toi qui me le rappelles. » Mais Rakitine était exaspéré. « Que le diable vous emporte tous ! s’écria-t-il soudain. Pourquoi, diable, me suis-je lié avec toi ? Dorénavant, je ne veux plus te connaître. Va-t’en seul, voilà ton chemin. » Il tourna dans une ruelle, abandonnant Aliocha dans les ténèbres. Aliocha sortit de la ville et regagna le monastère par les champs. 64 IV Les noces de Cana Il était déjà très tard pour le monastère, lorsque Aliocha arriva à l’ermitage ; le frère portier l’introduisit par une entrée particulière. Neuf heures avaient sonné, l’heure du repos après une journée aussi agitée. Aliocha ouvrit timidement la porte et pénétra dans la cellule du starets, où se trouvait maintenant son cercueil. Il n’y avait personne, sauf le Père Païsius, lisant l’Évangile devant le mort, et le jeune novice Porphyre, épuisé par l’entretien de la dernière nuit et les émotions de la journée ; il dormait du profond sommeil de la jeunesse, couché par terre dans la pièce voisine. Le Père Païsius, qui avait entendu Aliocha entrer, ne tourna même pas la tête. Aliocha s’agenouilla dans un coin et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations demeuraient confuses, l’une chassant l’autre dans une sorte de mouvement giratoire uniforme. Chose étrange, il éprouvait un sentiment de bien-être et ne s’en étonnait pas. Il contemplait de nouveau ce mort qui lui était si cher, mais la pitié éplorée et douloureuse du matin avait disparu. En entrant, il était tombé à genoux devant le 65 cercueil comme devant un sanctuaire ; pourtant la joie rayonnait dans son âme. Un air frais entrait par la fenêtre ouverte. « Il faut donc que l’odeur ait augmenté pour qu’on se soit décidé à ouvrir une fenêtre », pensa Aliocha. Mais il n’était plus angoissé, ni indigné par cette idée de la corruption. Il se mit à prier doucement ; bientôt il s’aperçut que c’était presque machinal. Des fragments d’idées surgissaient, tels que des feux follets ; en revanche, régnaient dans son âme une certitude, un apaisement dont il avait conscience. Il se mettait à prier avec ferveur, plein de reconnaissance et d’amour... Bientôt il passait à autre chose, se prenait à réfléchir, oubliant finalement la prière et les divagations qui l’avaient interrompue. Il prêta l’oreille à la lecture du Père Païsius, mais finit par somnoler, épuisé... Trois jours après, il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était. Et Jésus fut aussi convié aux noces, avec ses disciples1. « Les noces ?... Cette idée tourbillonnait dans l’esprit d’Aliocha. – Elle aussi est heureuse... elle est allée à un festin... Non, certes, elle n’a pas pris de 1 Jean, II, 1-10. 66 couteau... C’était seulement une parole « fâcheuse... ». Il faut toujours pardonner les paroles fâcheuses. Elles consolent l’âme... Sans elles la douleur serait insupportable. Rakitine a pris la ruelle. Tant qu’il songera à ses griefs, il prendra toujours la ruelle... Mais la route, la grande route droite, claire, cristalline, avec le soleil resplendissant, au bout... Que lit-on ? ... Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : Ils n’ont point de vin... – Ah ! oui, j’ai manqué le commencement, c’est dommage, j’aime ce passage : les noces de Cana, le premier miracle... Quel beau miracle ! Il fut consacré à la joie et non au deuil... « Qui aime les hommes aime aussi leur joie... » Le défunt le répétait à chaque instant, c’était une de ses principales idées... « On ne peut pas vivre sans joie », affirme Mitia... Tout ce qui est vrai et beau respire toujours le pardon ; il le disait aussi. ... Jésus lui dit : Femme, qu’y a-t-il entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue. Sa mère dit à ceux qui servaient : Faites tout ce qu’il vous dira... 67 – Faites... Procurez la joie à de très pauvres gens... Fort pauvres, assurément, puisque même à leurs noces le vin manqua... Les historiens racontent qu’autour du lac de Génézareth et dans la région était alors disséminée la population la plus pauvre qu’on puisse imaginer... Et sa mère au grand cœur savait qu’il n’était pas venu seulement accomplir sa mission sublime, mais qu’il partageait la joie naïve des gens simples et ignorants qui l’invitaient cordialement à leurs humbles noces. « Mon heure n’est pas encore venue. » Il parle avec un doux sourire (oui, il a dû lui sourire tendrement). En réalité, se peut-il qu’il soit venu sur terre pour multiplier le vin à de pauvres noces ? Mais il a fait ce qu’elle lui demandait... ... Jésus leur dit : Remplissez d’eau ces urnes. Et ils les remplirent jusqu’au bord. Alors Jésus leur dit : Puisez maintenant et portez-en au maître d’hôtel. Et ils lui en portèrent. Dès que le maître d’hôtel eut goûté l’eau changée en vin, ne sachant d’où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé l’eau le sussent bien, il appela l’époux. Et lui dit : Tout homme sert d’abord le bon vin ; puis, après qu’on en a beaucoup bu, il en sert de moins bon ; mais toi tu as réservé le bon vin jusqu’à 68 maintenant. – Mais qu’arrive-t-il ? Pourquoi la chambre oscille- t-elle ? Ah ! oui... ce sont les noces, le mariage... bien sûr. Voici les invités, les jeunes époux, la foule joyeuse et... où est donc le sage maître d’hôtel ? Qui est-ce ? La chambre oscille de nouveau... Qui se lève à la grande table ? Comment... lui aussi est ici ? Mais il était dans son cercueil... Il s’est levé, il m’a vu, il vient ici... Seigneur !... » En effet, il s’est approché, le petit vieillard sec, au visage sillonné de rides, riant doucement. Le cercueil a disparu ; il est habillé comme hier, en leur compagnie, quand ses visiteurs se réunirent ; il a le visage découvert, les yeux brillants. Est-ce possible, lui aussi prend part au festin, lui aussi est invité aux noces de Cana ? « Tu es aussi invité, mon cher, dans toutes les règles, dit sa voix paisible. Pourquoi te cacher ici ?... on ne te voit pas... Viens vers nous. » C’est sa voix, la voix du starets Zosime... Comment ne serait-ce pas lui, puisqu’il l’appelle ? Le starets prit la main d’Aliocha, qui se releva. « Réjouissons-nous, poursuivit le vieillard, buvons le vin nouveau, le vin de la grande joie ; vois-tu tous ces invités ? Voici le fiancé et la fiancée ; voici le sage 69 maître d’hôtel, il goûte le vin nouveau. Pourquoi es-tu surpris de me voir ? J’ai donné un oignon, et me voici. Beaucoup parmi eux n’ont donné qu’un oignon, un tout petit oignon... Que sont nos œuvres, mon bien cher ! Vois-tu notre Soleil. L’aperçois-tu ? aujourd’hui donner un oignon à une affamée. Commence ton œuvre, mon bien cher ! Vois-tu notre Soleil, L’aperçois-tu ? – J’ai peur... je n’ose pas regarder... balbutia Aliocha. – N’aie pas peur de Lui. Sa majesté est terrible, sa grandeur nous écrase, mais sa miséricorde est sans bornes ; par amour il s’est fait semblable à nous et se réjouit avec nous ; il change l’eau en vin, pour ne pas interrompre la joie des invités ; il en attend d’autres ; il les appelle continuellement et aux siècles des siècles. Et voilà qu’on apporte le vin nouveau ; tu vois les vaisseaux... » Une flamme brûlait dans le cœur d’Aliocha ; il le sentait plein à déborder ; des larmes de joie lui échappèrent... Il étendit les bras, poussa un cri, s’éveilla... De nouveau le cercueil, la fenêtre ouverte et la lecture calme, grave, rythmée de l’Évangile. Mais Aliocha n’écoutait plus. Chose étrange, il s’était endormi à genoux et se trouvait maintenant debout. Soudain, comme soulevé de sa place, il s’approcha en 70 trois pas du cercueil, il heurta même de l’épaule le Père Païsius sans le remarquer. Celui-ci leva les yeux, mais reprit aussitôt sa lecture, se rendant compte que le jeune homme n’était pas dans son état normal. Aliocha contempla un instant le cercueil, le mort qui y était allongé, le visage recouvert, l’icône sur la poitrine, le capuce surmonté de la croix à huit branches. Il venait d’entendre sa voix, elle retentissait à ses oreilles. Il écouta encore, attendit... Soudain il se tourna brusquement et quitta la cellule. Il descendit le perron sans s’arrêter. Son âme exaltée avait soif de liberté, d’espace. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste s’étendait à l’infini, les calmes étoiles scintillaient. Du zénith à l’horizon apparaissait, indistincte, la voie lactée. La nuit sereine enveloppait la terre. Les tours blanches et les coupoles dorées se détachaient sur le ciel de saphir. Autour de la maison les opulentes fleurs d’automne s’étaient endormies jusqu’au matin. Le calme de la terre paraissait se confondre avec celui des cieux : le mystère terrestre confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait ; soudain, comme fauché, il se prosterna. Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il aurait voulu, irrésistiblement, l’embrasser tout entière ; mais il l’embrassait en sanglotant, en l’inondant de ses larmes, et il se promettait avec exaltation de l’aimer, de l’aimer 71 toujours. « Arrose la terre de larmes de joie et aime- les... » Ces paroles retentissaient dans son âme. Sur quoi pleurait-il ? Oh ! dans son extase, il pleurait même sur ces étoiles qui scintillaient dans l’infini, et « n’avait pas honte de cette exaltation ». On aurait dit que les fils de ces mondes innombrables convergeaient dans son âme et que celle-ci frémissait toute, « en contact avec les autres mondes ». Il aurait voulu pardonner, à tous et pour tout, et demander pardon, non pour lui, mais pour les autres et pour tout ; « les autres le demanderont pour moi », ces mots aussi lui revenaient en mémoire. De plus en plus, il sentait d’une façon claire et quasi tangible qu’un sentiment ferme et inébranlable pénétrait dans son âme, qu’une idée s’emparait à jamais de son esprit. Il s’était prosterné faible adolescent et se releva lutteur solide pour le reste de ses jours, il en eut conscience à ce moment de sa crise. Et plus jamais, par la suite, Aliocha ne put oublier cet instant. « Mon âme a été visitée à cette heure », disait-il plus tard, en croyant fermement à la vérité de ses paroles. Trois jours après, il quitta le monastère, conformément à la volonté de son starets, qui lui avait ordonné de « séjourner dans le monde ». 72 Livre VIII Mitia 73 I Kouzma Samsonov Dmitri Fiodorovitch, à qui Grouchegnka, en volant vers une vie nouvelle, avait fait transmettre son dernier adieu, voulant qu’il se souvînt toute sa vie d’une heure d’amour, était en ce moment aux prises avec les pires difficultés. Comme lui-même le dit par la suite, il passa ces deux jours sous la menace d’une congestion cérébrale. Aliocha n’avait pu le découvrir la veille, et il n’était pas venu au rendez-vous assigné par Ivan au cabaret. Conformément à ses instructions, ses logeurs gardèrent le silence. Durant ces deux jours qui précédèrent la catastrophe, il fut littéralement aux abois, « luttant avec sa destinée pour se sauver », suivant sa propre expression. Il s’absenta même quelques heures de la ville pour une affaire urgente, malgré sa crainte de laisser Grouchegnka sans surveillance. L’enquête ultérieure précisa l’emploi de son temps de la façon la plus formelle ; nous nous bornerons à noter les faits essentiels. Bien que Grouchegnka l’eût aimé pendant une heure, elle le tourmentait impitoyablement. D’abord, il 74 ne pouvait rien connaître de ses intentions ; impossible de les pénétrer par la douceur ou la violence ; elle se serait fâchée et détournée de lui tout à fait. Il avait l’intuition qu’elle se débattait dans l’incertitude sans parvenir à prendre une décision ; aussi pensait-il non sans raison qu’elle devait parfois le détester, lui et sa passion. Tel était peut-être le cas ; mais il ne pouvait comprendre exactement ce qui causait l’anxiété de Grouchegnka. À vrai dire, toute la question qui le tourmentait se ramenait à une alternative : « Lui, Mitia, ou Fiodor Pavlovitch. » Ici il faut noter un fait certain : il était persuadé que son père ne manquerait pas d’offrir à Grouchegnka de l’épouser (si ce n’était déjà fait), et ne croyait pas un instant que le vieux libertin espérât s’en tirer avec trois mille roubles. Il connaissait en effet le caractère de la donzelle. Voilà pourquoi il lui semblait parfois que le tourment de Grouchegnka et son indécision provenaient uniquement de ce qu’elle ne savait qui choisir, ignorant lequel lui rapporterait davantage. Quant au prochain retour de l’« officier », de l’homme qui avait joué un rôle fatal dans sa vie, et dont elle attendait l’arrivée avec tant d’émotion et d’effroi – chose étrange –, il n’y pensait même pas. Il est vrai que Grouchegnka avait gardé le silence là- dessus pendant ces derniers jours. Pourtant, Mitia connaissait la lettre reçue un mois auparavant et même une partie de son contenu. Grouchegnka la lui avait 75 alors montrée dans un moment d’irritation, sans qu’il y attachât d’importance, ce qui la surprit. Il eût été difficile d’expliquer pourquoi ; peut-être simplement parce que, accablé par sa funeste rivalité avec son père, il ne pouvait rien imaginer de plus dangereux à ce moment. Il ne croyait guère à un fiancé surgi on ne sait d’où, après cinq ans d’absence, ni à sa prochaine arrivée, annoncée d’ailleurs en termes vagues. La lettre était nébuleuse, emphatique, sentimentale, et Grouchegnka lui avait dissimulé les dernières lignes, qui parlaient plus clairement de retour. De plus, Mitia se rappela par la suite l’air de dédain avec lequel Grouchegnka avait reçu ce message venu de Sibérie. Elle borna là ses confidences sur ce nouveau rival, de sorte que peu à peu, il oublia l’officier. Il croyait seulement à l’imminence d’un conflit avec Fiodor Pavlovitch. Plein d’anxiété, il attendait à chaque instant la décision de Grouchegnka et pensait qu’elle viendrait brusquement, par inspiration. Si elle allait lui dire : « Prends-moi, je suis à toi pour toujours », tout serait terminé ; il l’emmènerait le plus loin possible, sinon au bout du monde, du moins au bout de la Russie ; ils se marieraient et s’installeraient incognito, ignorés de tous. Alors commencerait une vie nouvelle, régénérée, « vertueuse », dont il rêvait avec passion. Le bourbier où il s’était enlisé volontairement lui faisait horreur et, comme beaucoup en pareil cas, il comptait surtout sur 76 le changement de milieu ; échapper à ces gens, aux circonstances, s’envoler de ce lieu maudit, ce serait la rénovation complète, l’existence transformée. Voilà ce qui le faisait languir. Il y avait bien une autre solution, une autre issue, terrible celle-là. Si tout à coup, elle lui disait : « Va- t’en ; j’ai choisi Fiodor Pavlovitch, je l’épouserai, je n’ai pas besoin de toi. » Alors... oh ! alors... Mitia ignorait d’ailleurs ce qui arriverait alors, et il l’ignora jusqu’au dernier moment, on doit lui rendre cette justice. Il n’avait pas d’intentions arrêtées ; le crime ne fut pas prémédité. Il se contentait de guetter, d’espionner, se tourmentait, mais n’envisageait qu’un heureux dénouement. Il repoussait même toute autre idée. C’est ici que commençait un nouveau tourment, que surgissait une nouvelle circonstance, accessoire, mais fatale et insoluble. Au cas où elle lui dirait : « Je suis à toi, emmène- moi », comment l’emmènerait-il ? Où prendrait-il l’argent ? Précisément alors, les revenus qu’il tirait depuis des années des versements réguliers de Fiodor Pavlovitch étaient épuisés. Certes, Grouchegnka avait de l’argent, mais Mitia se montrait à cet égard d’une fierté farouche ; il voulait l’emmener et commencer une existence nouvelle avec ses ressources personnelles et non avec celles de son adorée. L’idée même qu’il pût recourir à sa bourse lui inspirait un profond dégoût. Je 77 ne m’étendrai pas sur ce fait, je ne l’analyserai pas, me bornant à le noter ; tel était à ce moment son état d’âme. Cela pouvait provenir inconsciemment des remords secrets qu’il éprouvait pour s’être approprié l’argent de Catherine Ivanovna. « Je suis un misérable aux yeux de l’une, je le serai de nouveau aux yeux de l’autre », se disait-il alors, comme lui-même l’avoua par la suite. « Si Grouchegnka l’apprend, elle ne voudra pas d’un pareil individu. Donc, où trouver des fonds, où prendre ce fatal argent ? Sinon tout échouera, faute de ressources ; quelle honte ! » Il savait peut-être où trouver cet argent. Je n’en dirai pas davantage pour le moment, car tout s’éclaircira, mais j’expliquerai sommairement en quoi consistait pour lui la pire difficulté ; pour se procurer ces ressources, pour avoir le droit de les prendre, il fallait d’abord rendre à Catherine Ivanovna ses trois mille roubles, sinon « je suis un escroc, un gredin, et je ne veux pas commencer ainsi une vie nouvelle », décida Mitia, et il résolut de tout bouleverser au besoin, mais de restituer d’abord et à tout prix cette somme à Catherine Ivanovna. Il s’arrêta à cette décision pour ainsi dire aux dernières heures de sa vie, après la dernière entrevue avec Aliocha, sur la route. Instruit par son frère de la façon dont Grouchegnka avait insulté sa fiancée, il reconnut qu’il était un misérable et le pria de l’en informer, « si cela pouvait la soulager ». La même 78 nuit, il sentit dans son délire qu’il valait mieux « tuer et dévaliser quelqu’un, mais s’acquitter envers Katia ». « Je serai un assassin et un voleur pour tout le monde, soit ; j’irai en Sibérie plutôt que de laisser Katia dire que j’ai dérobé son argent pour me sauver avec Grouchegnka et commencer une vie nouvelle ! Ça, c’est impossible ! » Ainsi parlait Mitia en grinçant des dents, et il y avait de quoi appréhender par moments une congestion cérébrale. Mais il luttait encore... Chose étrange : on aurait dit qu’avec une pareille résolution il ne lui restait que le désespoir en partage, car où diantre un gueux comme lui pourrait-il prendre une pareille somme ? Cependant il espéra jusqu’au bout se procurer ces trois mille roubles, comptant qu’ils lui tomberaient dans les mains d’une façon quelconque, fût-ce du ciel. C’est ce qui arrive à ceux qui, comme Dmitri, ne savent que gaspiller leur patrimoine, sans avoir aucune idée de la façon dont on acquiert l’argent. Depuis la rencontre avec Aliocha, toutes ses idées s’embrouillaient, une tempête soufflait dans son crâne. Aussi commença-t-il par la tentative la plus bizarre, car il se peut qu’en pareil cas les entreprises les plus extravagantes paraissent les plus réalisables à de pareilles gens. Il résolut d’aller trouver le marchand Samsonov, protecteur de Grouchegnka, et de lui soumettre un plan d’après lequel celui-ci avancerait aussitôt la somme désirée. Il était sûr de son plan au 79 point de vue commercial, et se demandait seulement comment Samsonov accueillerait sa démarche. Mitia ne connaissait ce marchand que de vue et ne lui avait jamais parlé. Mais depuis longtemps, il avait la conviction que ce vieux libertin, dont la vie ne tenait plus qu’à un fil, ne s’opposerait pas à ce que Grouchegnka refît la sienne en épousant un homme sûr, que même il le désirait et faciliterait les choses, le cas échéant. Par ouï-dire, ou d’après certaines paroles de Grouchegnka, il concluait également que le vieillard l’eût peut-être préféré à Fiodor Pavlovitch comme mari de la jeune femme. De nombreux lecteurs trouveront peut-être cynique que Dmitri Fiodorovitch attendît un pareil secours et consentît à recevoir sa fiancée des mains du protecteur de cette jeune personne. Je puis seulement faire remarquer que le passé de Grouchegnka paraissait définitivement enterré aux yeux de Mitia. Il n’y songeait plus qu’avec miséricorde et avait décidé dans l’ardeur de sa passion que, dès que Grouchegnka lui aurait dit qu’elle l’aimait, qu’elle allait l’épouser, ils seraient aussitôt régénérés l’un et l’autre : ils se pardonneraient mutuellement leurs fautes et commenceraient une nouvelle existence. Quant à Kouzma Samsonov, il voyait en lui un homme fatal dans le passé de Grouchegnka, qui ne l’avait pourtant jamais aimé, un homme maintenant « passé », lui aussi, et qui ne comptait plus. Il ne pouvait porter ombrage à 80 Mitia, ce vieillard débile dont la liaison était devenue paternelle, pour ainsi dire, et cela depuis près d’un an. En tout cas, Mitia faisait preuve d’une grande naïveté, car avec tous ses vices c’était un homme fort naïf. Cette naïveté le persuadait que le vieux Kouzma, sur le point de quitter ce monde, éprouvait un sincère repentir pour sa conduite envers Grouchegnka, qui n’avait pas de protecteur et d’ami plus dévoué que ce vieillard désormais inoffensif. Le lendemain de sa conversation avec Aliocha, Mitia, qui n’avait presque pas dormi, se présenta vers dix heures du matin chez Samsonov et se fit annoncer. La maison était vieille, maussade, spacieuse, avec des dépendances et un pavillon. Au rez-de-chaussée habitaient ses deux fils mariés, sa sœur fort âgée et sa fille. Deux commis, dont l’un avait une nombreuse famille, occupaient le pavillon. Tout ce monde manquait de place, tandis que le vieillard vivait seul au premier, ne voulant même pas de sa fille, qui le soignait et devait monter chaque fois qu’il avait besoin d’elle, malgré son asthme invétéré. Le premier se composait de grandes pièces d’apparat, meublées, dans le vieux style marchand, avec d’interminables rangées de fauteuils massifs et de chaises en acajou le long des murs, des lustres de cristal recouverts de housses et des trumeaux. Ces pièces étaient vides et inhabitées, le vieillard se confinant dans sa petite chambre à coucher 81 tout au bout, où le servaient une vieille domestique en serre-tête et un garçon qui se tenait sur un coffre dans le vestibule. Ne pouvant presque plus marcher à cause de ses jambes enflées, il ne se levait que rarement de son fauteuil, soutenu par la vieille, pour faire un tour dans la chambre. Même avec elle, il se montrait sévère et peu communicatif. Quand on l’informa de la venue du « capitaine », il refusa de le recevoir. Mitia insista et se fit de nouveau annoncer. Kouzma Kouzmitch s’informa alors de l’air du visiteur, s’il avait bu ou faisait du tapage. « Non, répondit le garçon, mais il ne veut pas s’en aller. » Sur un nouveau refus, Mitia, qui avait prévu le cas et pris ses précautions, écrivit au crayon : « Pour une affaire urgente, concernant Agraféna Alexandrovna », et envoya le papier au vieillard. Après avoir réfléchi un instant, celui-ci ordonna de conduire le visiteur dans la grande salle et fit transmettre à son fils cadet l’ordre de monter immédiatement. Cet homme de haute taille et d’une force herculéenne, qui se rasait et s’habillait à l’européenne (le vieux Samsonov portait un caftan et la barbe), arriva aussitôt. Tous tremblaient devant le père. Celui-ci l’avait fait venir non par crainte du capitaine – il n’avait pas froid aux yeux – mais à tout hasard, plutôt comme témoin. Accompagné de son fils qui l’avait pris sous le bras, et du garçon, il se traîna jusqu’à la salle. Il faut croire qu’il éprouvait une assez vive curiosité. La pièce où attendait Mitia était 82 immense et lugubre, avec une galerie, des murs imitant le marbre, et trois énormes lustres recouverts de housses. Mitia, assis près de l’entrée, attendait impatiemment son sort. Quand le vieillard parut à l’autre bout, à une vingtaine de mètres, Mitia se leva brusquement et marcha à grands pas de soldat à sa rencontre. Il était habillé correctement, la redingote boutonnée, son chapeau à la main, ganté de noir, comme l’avant-veille au monastère, chez le starets, lors de l’entrevue avec Fiodor Pavlovitch et ses frères. Le vieillard l’attendait debout d’un air grave et Mitia sentit qu’il l’examinait. Son visage fort enflé ces derniers temps, avec sa lippe pendante, surprit Mitia. Il fit à celui-ci un salut grave et muet, lui indiqua un siège et, appuyé sur le bras de son fils, prit place en gémissant sur un canapé en face de Mitia. Celui-ci, témoin de ses efforts douloureux, éprouva aussitôt un remords et une certaine gêne en pensant à son néant vis-à-vis de l’important personnage qu’il avait dérangé. « Que désirez-vous, monsieur ? » fit le vieillard une fois assis, d’un ton froid, quoique poli. Mitia tressaillit, se dressa, mais reprit sa place. Il se mit à parler haut, vite, avec exaltation, en gesticulant. On sentait que cet homme aux abois cherchait une issue, prêt à en finir en cas d’échec. Le vieux Samsonov dut comprendre tout cela en un instant, bien que son visage demeurât impassible. 83 « Le respectable Kouzma Kouzmitch a probablement entendu parler plus d’une fois de mes démêlés avec mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, à propos de l’héritage de ma mère... Cela défraie ici toutes les conversations, les gens se mêlant de ce qui ne les regarde pas... Il a pu également en être informé par Grouchegnka, pardon, par Agraféna Alexandrovna, par la très honorée et très respectable Agraféna Alexandrovna... » Ainsi débuta Mitia, qui resta court dès les premiers mots. Mais nous ne citerons pas intégralement ses paroles, nous bornant à les résumer. Le fait est que lui, Mitia, avait conféré, il y a trois mois, au chef-lieu avec un avocat, « un célèbre avocat, Pavel Pavlovitch Kornéplodov, dont vous avez dû entendre parler, Kouzma Kouzmitch. Un vaste front, presque l’esprit d’un homme d’État... lui aussi vous connaît... il a parlé de vous dans les meilleurs termes... » Mitia resta court une seconde fois ; mais il ne s’arrêta pas pour si peu, passa outre, discourut de plus belle. Cet avocat, d’après les explications de Mitia et l’examen des documents (Mitia s’embrouilla et passa rapidement là-dessus), fut d’avis, au sujet du village de Tchermachnia, qui aurait dû lui appartenir après sa mère, qu’on pouvait intenter un procès et mater ainsi le vieil énergumène, « car toutes les issues ne sont pas fermées et la justice sait se frayer un chemin ». Bref, on pouvait espérer tirer de